Nature(s) de Nantes, projets d'artistesNantes : projets d'artistes bouleverse un certain nombre de repères, liés à l'exercice de la commande publique, par sa forme et par les enjeux imbriqués qu'il révèle à la manière d'une boite gigogne. La nature même de ce film est assez inédite dans l'œuvre de Sorin, sans faire l'économie des éléments familiers de son univers et de son vocabulaire : recours au cinéma d'animation, à la «patouille» et aux secrets de la cuisine picturale, à la féerie bricolée proche de l'univers de Méliès (le premier à adapter Jules Verne au cinéma), présence de l'artiste comme personnage(s), sens de l'autodérision, et mise en jeu du réel et du virtuel.
Ce dernier point - que Sorin a déjà questionné dans une forme très différente dans ses installations qu'il nomme théâtres optiques - semble au cœur de cette œuvre qui met ironiquement en abyme la notion même de projet : d'une part, le projet « réel », la commande passée à l'artiste Sorin d'une œuvre pour célébrer à Nantes le passage au troisième millénaire, d'autre part les projets virtuels des sept artistes européens (hétéronymes et anagrammes approximatifs de Sorin) pour l'espace public à Nantes. Ces derniers, à travers les projets qu'ils présentent, proposent un répertoire des formes d'intervention dans l'espace public et des questions qu'elles induisent : relation à l'architecture et aux lieux symboliques, l'œuvre in situ, la participation des spectateurs, les dispositifs interactifs... Autant de notions que les élèves de terminale sont invités à appréhender dans le cadre du programme et qui se trouvent là déclinées sur un mode caricaturé, critique et caustique.
La conception même du projet en art, dont Sorin propose un catalogue possible et une définition aussi ouverte que spéculaire, ne manquera sans doute pas d'interpeller les élèves eux-mêmes engagés dans une démarche personnelle et la préparation de leur dossier.
Enfin, la relation à la commande publique et à l'institution apparaît pertinente par les questions qu'elle peut susciter auprès des élèves (Nantes : projets d'artistes acquiert d'ailleurs une seconde légitimité institutionnelle avec l'inscription au programme du baccalauréat, ce qui ne manque pas d'amuser Sorin, lui l'ancien instituteur). Car cette œuvre propose, sans avoir l'air d'y toucher, une réflexion essentielle sur le statut de la commande et de la représentation du pouvoir.
Toutes proportions gardées, le jeu de mise en abyme qu'elle déploie peut sembler agir comme un écho contemporain au dispositif gigogne des Ménines de Velázquez : un même doute et un même vertige portés sur la véracité du récit et de la représentation. Un sourire bouffon qui célèbre et ruine l'image du pouvoir dans ses reflets.
Du super 8 aux nouvelles technologies
La plupart des élèves actuels de Terminale n'ont pas connu le super 8 et n'ont pas davantage été confrontés à la matérialité de ce médium fragile et enchanteur : ronronnement et hoquets du projecteur, rayures, cassures voire boursouflures de l'image qui brûle sur l'écran quand l'obturateur bloque son défilement. A première vue, cela importe peu quand on se confronte à l'œuvre de Sorin, assez étrangère au débat sur les qualités comparées, matérielles et auratiques, de l'argentique et du numérique. L'enfant Sorin réalise ses premiers essais d'animation avec le matériel familial , le « Sorin » a utilisé le super 8 dans les années 80 parce que c'était pratique, puis, pour les mêmes raisons, le délaissa progressivement pour la vidéo monobande : « les petits films ça cassait tout le temps » avouera-t-il.
Ce trajet, finalement assez banal d'un médium à un autre, n'est cependant pas sans incidence sur la compréhension du travail de Sorin : le goût du bidouillage, du trucage, du bricolage qu'induisait l'utilisation du super 8 perdure avec le même ludisme un peu lunaire (toujours Méliès) quand il investit les pratiques numériques.
Dans Nantes : projets d'artistes, les artistes utilisent des technologies de pointe, vaguement futuristes et gentiment utopiques parfois, comme il se doit quand il s'agit de célébrer l'an 2000. On y retrouve la griffe sorinienne d'un bricolage d'anticipation technologique un peu foutraque mais également un inventaire finalement assez précis des rapports de l'image numérique - et virtuelle - au réel : capter, enregistrer, modifier, monter, faire inter-agir les images avec les spectateurs (la météo !) ou l'architecture.
Le cinéma d'animation, le Super 8, la vidéo et récemment (It's really nice, 1998, première œuvre réalisée numériquement) les nouvelles technologiques participent, en écho aux progrès techniques, à l'élaboration de l'œuvre de Pierrick Sorin. Il sera pertinent de saisir et de faire comprendre aux élèves en quoi ces nouvelles technologies numériques renouvellent ou ré-orientent le projet de Sorin, ce Buster Keaton désinvolte, enthousiaste et peu dupe des effets que la technologie insinue dans la création artistique en général et dans la commande publique à l'échelle de la ville en particulier.
Le « Sorin » et les autres
Dans Nantes : projets d'artistes, le Sorin a largué ses auto-filmages intimistes et s'assume, timidement, comme l'un des sept lauréats retenus par le commanditaire institutionnel ; mais c'est encore un autre, un proche certes mais un double, un dénommé Pierrik Sorin. L'oubli du c de Pierrick, pour anecdotique qu'il paraisse relève, encore du masque sinon de la mascarade. Certes, l'œuvre présentée, la seule à ne pas relever des nouvelles technologiques les plus pointues, renvoie aux premières expériences cinématographiques du jeune Sorin (et à la préhistoire du cinéma - Etienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge) mais elle s'avère aussi la plus coquine, la plus limite (Anastasie n'est pas loin).
Comme le souligne Nicolas Thély, Nantes, projets d'artistes est une œuvre de rupture, le Sorin s'est ouvert aux autres mais avec le regard inquiet, le propos laconique prêtés à Pierrik. Le comédien-caméléon est à l'œuvre, l'artiste est partout, à l'écriture du scénario, derrière et devant la caméra selon une vertigineuse maîtrise des pratiques de l'illusion, de la citation, de l'incarnation. L'œuvre pourrait s'entendre comme un autoportrait aux contours mouvants, elle pose la question de l'éclatement du sujet-artiste : ses doubles, ses clones, homme et /ou femme, et de l'identité à travers ce portrait collectif (7 + 1 personnages). La notion de « narcissisme » a cependant évolué, ici Pierrick Sorin n'est plus seul devant la caméra mais travaille avec toute une équipe technique et avec des acteurs échappant au huis clos et au face à face solitaire des premiers auto-filmages. D'évidence donc les élèves devraient être amenés, par le biais d'analyses comparatives, à saisir ces glissements d'attitudes au monde et à repérer l'usage pluriel et singulier du médium vidéo de l'artiste nantais. Enfin, les uns et les autres seront amenés à comprendre les propos de Nam June Paik (le père de la vidéo), cités dans le présent dossier, à l'égard des productions de Pierrick Sorin et à mieux saisir la diversification sinon l'éclatement des pratiques vidéos et numériques contemporaines.
Pistes proposées par l'équipe lycée d'InSitu