Kosmas releva la tête et croisa l'espace d'un instant les yeux noirs qui le fixaient sans ciller. Dans ses pupilles rétrécies par les rayons brûlants du soleil, luisait le reflet scintillant du pendentif.
Le visage émacié du jeune garçon resta impassible mais il souriait intérieurement. Il avait appris, foires après foires, à lire les regards, à discerner les moindres désirs, pour pouvoir toujours tirer le meilleur sans jamais risquer de décourager l'acheteur.
Et là, il savait. Il savait que la femme n'abandonnerait pas. Ses yeux plissés, son attitude patiente mais tendue à la fois, la manière dont sa main gauche tenait le pendentif, les doigts non pas crispés mais négligemment repliés, comme si celui-ci lui appartenait déjà ; tout reflétait son envie. Elle était là face à lui, charriée par le fleuve limpide et puissant de ses sentiments, entière dans son désir de l'objet. Il, pourrait en tirer tout ce qu'il voudrait.
Le garçon se sentait gonflé de son pouvoir ; jamais, dans sa courte vie d'arpenteur du désert Kosmas n'avait eu une telle prise sur le cours monotone de sa vie. Il s'était laissé ballotter par les caprices de son destin, subissant misérablement les ruades de cet animal hargneux sans jamais paraître désarçonné. Le temps galopant avait glissé sur lui, sans lui laisser de prise : il n'avait jamais tenu les rênes de sa vie.
Depuis son plus jeune âge, Kosmas n'avait jamais connu autre chose que la route, les voyages harassants et interminables dans lesquels la vie l'avait poussé, sitôt qu'il avait su tenir sur ses jambes. Il se revoyait, enfant, s'agrippant à la main de son oncle, auquel on l'avait confié, titubant sur ses petits pieds meurtris. Il avait depuis toujours connu le contact brûlant et régulier du sol sableux, comme un fer que l'on aurait appliqué pas après pas sous sa plante, le marquant à jamais comme un animal de bétail.
Quand Kosmas avait eu l'âge de se débrouiller seul, son oncle était parti et le jeune garçon s'était raccroché à ce groupe de marchands du désert ; c'était la seule chose qu'il savait faire. Il ne gardait cependant aucune rancœur et, certains soirs, il se rappelait, avec une douce nostalgie la dernière image qu'il avait de son oncle, le quittant sans se retourner, à califourchon sur un cheval bai. Ses pieds crevassés par la marche encadraient le garrot de l'animal, flottant à ras du sol, se balançant avec une nonchalance frissonnante comme une paire d'ailes froissées.
Kosmas chassa d'un geste le nuage de souvenirs qui lui brouillait la vue. Ses yeux se plongèrent dans ceux insistants de l'Amazone : elle attendait. Elle ne semblait pas agacée, ni même impatientée, elle se tenait silencieusement immobile, attendant sa réponse. À travers le brouhaha ambiant, on percevait sa respiration régulière. Sa poitrine se soulevait doucement et seule la palpitation sourde de son cœur venait troubler son attitude majestueuse et froide de statue de marbre. Ses lèvres avaient un pli interrogatif qui semblait répéter : « Que veux-tu en échange ? »
Un léger frémissement d'excitation parcourut les tempes de Kosmas, une contraction infime du bord de sa paupière poisseuse. Il laissa son regard glisser au sol, se diriger vers le groupe piaffant des chevaux amazones dont l'agitation remuante contrastait avec l'impassibilité de leurs maîtresses. Sur le sable rêche, les sabots noirs frappaient le sol impatiemment, les animaux s'ébrouaient fièrement en roulant des yeux sauvagement épris de liberté. Leurs muscles tendus saillaient sous leur peau, leur puissance était palpable et Kosmas assis à une dizaine de mètres croyait sentir le souffle chaud de leurs fiers naseaux sur sa joue.
Extrait de l'ouvrage "Le Secret d'Orbae, François Place © Casterman
Il savait ce qu'il voulait. Son audace l'effrayait lui-même. Fixant son regard dans les yeux noirs de la femme d'un air défiant, il désigna d'un geste un jeune étalon à la robe claire qui se tenait à l'écart du groupe.
L'amazone tressaillit vivement, eut un geste de recul et lâcha le pendentif, comme si le serpent doré l'avait mordu. Sa lèvre supérieure se replia avec mépris, son visage prit un pli dur. Son corps se tendit sous la pression de sa colère, pareil à la corde vibrante d'un arc. Qui était ce misérable garçon ? Ne connaissait-il donc pas son peuple ? Personne n'avait jamais fait plier une amazone. La gloire et la puissance de ce clan rayonnaient en chacune de ses guerrières. Tel un fleuve nourricier, la guerre abreuvait leur soif, coulait dans leurs veines et irriguait le cœur. Jamais une amazone ne se soumettait, même lorsqu'on l'avait mise à terre, elle se battait pour se relever, même lorsqu'on l'avait terrassée, son esprit continuait de lutter, sans relâche, et gagnait toujours.
Pour leur peuple, les chevaux n'étaient pas seulement un moyen de se déplacer, c'était un compagnon de lutte, un frère de bataille. Nombre d'entre elles avaient déjà été sauvées par leur monture ; leurs vies étaient liées, c'était un prolongement d'elles-mêmes, un animal sacré.