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Antoine PROST "comment l'histoire fait-elle l'historien ?"

mis à jour le 23/12/2007


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"Vingtième siècle". Revue d'histoire livre dans son numéro 65 de janvier-mars 2000 un beau texte d'Antoine Prost, celui de sa dernière leçon devant ses étudiants de la Sorbonne en 1998. En voici un extrait (revue citée, p. 9-12), magnifique façon d'exprimer ce à quoi nous souhaitons sensibiliser nos élèves.

mots clés : historien, histoire, Prost


" Histoire et construction de l'historien "

L'histoire est cependant beaucoup plus qu'une école de civisme républicain. Elle contribue à modeler l'historien qui la fait. Michelet l'a dit, dans une préface souvent citée :

" L'histoire, dans le progrès du temps, fait l'historien bien plus qu'elle n'est faite par lui. Mon livre m'a créé. C'est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père...Si nous nous ressemblons, c'est bien. Les traits qu'il a de moi sont en grande partie ceux que je lui devais, que j'ai tenus de lui. "

Mais, une fois posée cette affirmation forte, il reste à comprendre comment, par quelles démarches, la pratique du métier façonne la personnalité. Je tenterai de l'expliquer en suivant deux lignes complémentaires.

L'universel

Chaque fois que l'historien aborde un nouveau sujet, il est obligé, pour le faire, de le re-penser à la première personne. Il lui faut revivre, en se mettant à leur place, ce que les hommes qu'il étudie ont vécu, senti, pensé. Accumulant les indices, il met en quelque sorte ses pas dans leurs pas ; il reconstitue leur façon de vivre, leur logement, leur vêtement, leur nourriture, leur travail, les objets dont ils se servaient, ce qu'ils échangeaient ; il reconstitue leur univers mental, leur perception du monde, leur désir, leurs aspirations, leur religion, etc. C'est une sorte d'expérience par traces interposées.

J'ai ainsi vibré avec Mauriac et Bernanos devant le drame de la guerre civile espagnole, et j'ai accueilli en France les chorales basques, porte-parole des catholiques du Frente popular. J'ai été ouvrier dans les usines occupées en 1936 ; j'ai dormi à côté des machines énormes, pour une fois silencieuses et amicales, mais aussi par terre, à côté des canapés des grands magasins, avec les vendeuses en grève. J'ai défilé le 14 juillet 1936 dans l'euphorie partagée. J'ai été poilu dans les tranchées de 1916 ; j'ai subi les bombardements dans les trous d'obus de Verdun, et j'ai attendu à longueur de nuit, à la fois hébété, tendu et angoissé, l'arrivée imminente de la prochaine salve de marmites. J'entends encore des camarades blessés agoniser entre les lignes. J'ai connu aussi l'immense soulagement d'être vivant, au retour des lignes, de se laver, de bien manger et de dormir. J'ai été domestique au début du siècle dans une grande ferme en Beauce, où l'on attendait que le maître ait ouvert son couteau pour commencer à manger à la table commune, tandis que les femmes servaient ; mais j'ai été aussi petit propriétaire en Limousin, habitant une ferme au sol battu, trempant la même soupe chaque jour avec une couenne de lard, travaillant dur pour rembourser l'emprunt contracté pour agrandir de quelques dizaines d'ares mon bien. J'ai été mineur au moment de la catastrophe de Courrières (1906) et j'ai connu d'abord les wagonnets à pousser, puis le front de taille ; j'ai habité le coron, et quand j'étais gamin, j'ai tendu des fils de fer en travers de la rue pour faire tomber les chevaux des troupes appelées pour réprimer la grève. J'étais aux côtés de Jules Ferry, quand il bataillait à la Chambre pour faire adopter les grandes lois scolaires de 1881 et 1882 et j'ai préparé, avec lui, ses discours. J'étais aussi, il est vrai, au Sénat, à côté de Jules Simon qui les combattait, et même aux côtés de Mgr Freppel, à la Chambre, l'adversaire principal du ministre. Mais j'ai aussi fait classe dans une école de village, où l'on avait 15-16 degrés l'hiver, et où il fallait tout faire. J'ai été régent de collège sous le Second Empire, exposant les règles de la grammaire latine dans Lhomond, corrigeant les thèmes, les versions et les discours latins... J'ai connu la débâcle et l'Occupation ; j'ai applaudi le maréchal Pétain en 1941 dans les rues de Clermont ou de Moulins ; mais j'ai aussi vécu dans la clandestinité et le maquis, et j'ai pris le pouvoir dans les usines libérées...

[...] Cette expérience d'une prodigieuse richesse mobilise et développe plusieurs attitudes. Elle suppose un travail d'imagination, et une sympathie curieuse et attentive, qui se laisse en quelque sorte guider par les sujets eux-mêmes. Mais l'historien n'est pas un romancier, et il ne laisse pas son imagination travailler librement. Il ne lui suffit pas d'imaginer les hommes dans les situations qu'il étudie, il lui faut vérifier que ce qu'il imagine est exact, et trouver dans la documentation des traces, des indices, des preuves qui confirment ses dires. L'histoire est imagination et contrôle de l'imagination par l'érudition. Elle est à la fois sympathie et vigilance.

Le personnel

En faisant ainsi l'expérience d'autres vies, dans d'autres conditions, l'historien découvre enfin quel homme il est. Citons, sur ce point, une fois encore Collingwood :

" En re-pensant ce que quelqu'un d'autre a pensé, l'historien le pense lui -même. En connaissant que quelqu'un d'autre l'a pensé, il connaît que lui -même il est capable de le penser. Et découvrir ce qu'il est capable de faire, c'est découvrir quelle sorte d'homme il est. S'il est capable de les comprendre en les re-pensant les pensées de très nombreuses sortes différentes d'hommes, il s'ensuit qu'il doit être un grand nombre de sorte d'hommes. Il doit être, en fait, un microcosme de toute l'histoire qu'il peut connaître. Sa propre connaissance de soi-même est donc simultanément la connaissance du monde des affaires humaines. " [An autobiography, OUP, 1939, p. 114-115]

Mais découvrir ainsi combien d'hommes différents on aurait pu être tout en restant soi-même est une expérience paradoxale. Elle permet de mesurer à quel point l'homme dépend de conditions historiques concrètes : il n'existe qu'ici et là, en un temps donné, dans des sociétés déterminées. Ce que les philosophes ont analysé depuis longtemps : l'homme comme être - au - monde. Mais j'ajouterais : comme être- au- temps. Je retrouve ici, mais en un sens différent, le thème sur lequel j'ai commencé ce cours. L'histoire renvoie l'historien à l'historicité de la condition humaine et à la sienne propre.

Il découvre alors qu'il est engagé. Pris dans l'histoire, défini par elle, il ne peut lui échapper. Ou bien il choisit de s'en désintéresser : c'est laisser les autres infléchir le devenir collectif dans lequel il est pris, mais ce retrait est lui-même un choix, l'exercice d'une responsabilité. Ou bien il refuse la position de celui qui subit, et il tente d'orienter par une action modeste, certes, mais cohérente, sur un temps long, le devenir de la société. C'est le choix de l'engagement, qui implique d'accepter les solidarités et les contraintes d'une action collective.

Fondé dans la pratique de l'histoire, l'engagement élargit l'expérience historique de l'historien et lui permet en retour d'approfondir sa compréhension de l'histoire qu'il a écrit. Il lui fait comprendre du dedans les logiques de l'action collective. Les difficultés et les échecs, comme les succès, de l'action qu'il mène avec d'autres lui apprennent les ruses et les détours de l'histoire, ainsi que le rôle du temps : ce qui paraît juste et nécessaire triomphe rarement sans délai. Il mesure les pesanteurs de l'opinion, les résistances des habitudes, la dureté des intérêts affrontés. Il comprend la nécessité de laisser du temps au temps et d'attendre le moment opportun.

Mais l'engagement comporte des risques contre lesquels l'histoire demeure le meilleur antidote. L'homme engagé, fut-il un historien risque en effet de se perdre dans ses engagements, de devenir prisonnier des multiples liens par lesquels il s'est assumé comme être- au- monde, comme être historique. Le retour à l'histoire comme pratique intellectuelle est, pour lui, une façon de rester conscient de la relativité de son propre engagement. L'engagement connaît des temps forts, vécus dans la chaleur de la passion. L'histoire est une façon de garder la tête froide. C'est un moment de connaissance, d'élucidation, de prise de distance ; elle est raison. C'est, on l'a vu, sa grande différence avec la mémoire. On a souvent dit qu'il fallait, pour écrire l'histoire, un certain recul. C'est prendre l'effet pour la cause : l'histoire ne suppose pas une distance préalable, elle l'a crée. Croire qu'il suffise de laisser les années passer pour prendre du recul est se leurrer : il faut faire l'histoire de ce qui s'est passé pour créer du recul. C'est pourquoi l'histoire est indispensable à l'homme engagé.

L'histoire me permet de comprendre les problèmes de tous ordres dans lesquels je vis, car vivre est toujours vivre des problèmes : l'histoire nous l'enseigne, qui ne nous montre jamais d'hommes ou de sociétés sans problèmes. Ce que l'on signifie parfois en disant : " Les gens heureux n'ont pas d'histoire. " L'histoire permet de comprendre ces problèmes comme le jeu croisé de contraintes qui nous dépasse et de responsabilités, de choix qui nous incombent. Elle nous évite d'être submergés par le vécu contemporain, puisqu'en le comprenant, nous l'expliquons et, d'une certaine façon, nous en restons maîtres.

De ce point de vue, l'histoire est d'avantage que la formation du citoyen. Elle est construction, sans cesse inachevée, de l'humanité dans chaque homme. "

 

Avec l'aimable autorisation de M. Jean-Pierre Rioux, que nous remercions vivement

Page mise en ligne le 18 avril 2000

 
auteur(s) :

Y. Poncelet

information(s) pédagogique(s)

niveau : tous niveaux

type pédagogique : non précisé

public visé : enseignant, étudiant, élève

contexte d'usage : espace documentaire

référence aux programmes :

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