Annexe 5 :                 
                                      

La genèse d’une pièce: un propos politique

« Équilibré » signifie: qui est dans la juste mesure. Car le danger est de perdre la mesure. D'être dans l'excès: le péché originel de l'homme selon la tradition chrétienne, c'est d'avoir cédé à la libido, et d'avoir perdu la mesure, l'équilibre affectif. En grec, la démesure ou le déséquilibre se dit ubris (qu'il vaut mieux écrire hybris). Et l'hybris est le propre des personnages tragiques. Ainsi, dans Iphigénie, Agamemnon apparaît, dès l'acte I, scène 1, comme un homme qui -il l'avoue lui-même- a cédé au désir de pouvoir, à la libido dominandi, et qui a été saisi par l'hybris de puissance.
Or, comment se présente la création d'Iphigénie ? La pièce fut représentée pour la première fois lors d'une fête de Cour à Versailles. C'est une commande royale. La fête était gran­diose : elle dura cinq jours, et pour les spectacles -mais il y avait aussi des banquets, des bals, etc. -on dépensa des sommes considérables. C'est que cette fête avait un but bien spécifique: il s'agissait de célébrer une conquête, la victoire des armées royales qui avaient occupé la Franche-Comté (la région de Besançon et Dole), province qui jusque-Ià appar­tenait à la monarchie espagnole. On célébrait donc un conquérant; et pour cela Racine donna une tragédie où l'on voit les méfaits produits par le désir qu'a le personnage d'Agamemnon de mener une grande conquête. N'est-ce pas un paradoxe ?
Il convient alors de considérer le contexte plus en détail : pourquoi Louis XIV a-t-il entrepris de conquérir la Franche ­Comté ? On pourrait même formuler la question de façon plus paradoxale: pourquoi l'a-t-il conquise deux fois ? En effet, en 1668 déjà, les troupes du roi avaient envahi la pro­vince, et à la suite de cela, on avait célébré une grande fête de Cour pour chanter la victoire. On avait donné, notam­ment, la pièce de Molière George Dandin et surtout le bal­let du Grand Divertissement royal qui allait avec. Et en 1674, pour le même motif, on refait une fête, et on y redonne le Grand Divertissement royal, comme pour bien marquer le lien avec 1668...
Que s'est-il donc passé ? La Franche-Comté était une pro­vince espagnole. La France avait vaincu l'Espagne dans la guerre de Trente Ans, on l'a vu plus haut. Et lors des négo­ciations, on avait convenu que le jeune Louis XIV épouserait l'infante d'Espagne Marie- Thérèse, ce mariage constituant un gage de paix. Il avait donné lieu à des réjouissances « galantes » et Racine lui-même y avait contribué par sa pre­mière poésie publiée, l'ode de La Nymphe de la Seine à la Reine, poème de bienvenue (1660). Comme toute jeune mariée à l'époque, la reine avait une dot: le traité de paix prévoyait qu'elle apporterait une somme énorme; c'était une façon discrète de faire payer à l'Espagne des dommages de guerre. Et comme on savait que les caisses de l'État espagnol étaient vides, on avait prévu des garanties: si l'argent n'était pas versé, la France prendrait des terres. La Franche Comté faisait partie des provinces prévues en garantie de la dot- qui ne fut pas versée. D'où, en 1668, l'occupation de la province par les troupes royales. Contre une promesse de paiement et un acompte, Louis XIV retira ses armées. Puis, toujours faute de versements, il occupa à nouveau, mais définitivement cette fois, la Franche-Comté en 1674 ; ce que célèbre Iphigénie.
On voit donc que dans cette configuration, Louis XIV ne se présente pas comme un conquérant qui est allé se saisir de terres nouvelles; mais comme quelqu'un qui réclame simple­ment son dû, qui fait respecter les droits de son pays et de son épouse. Loin de mettre en danger son pays et sa famille par hybris d'ambition (libido dominandi), par désir de conquête, il protège les intérêts de sa famille et son pays. Voilà ce que signifie la fête de Versailles d'août 1674, où la reprise du Grand Divertissement Royal de 1668 rappelle que c'est pour les mêmes raisons que la conquête est refaite, et que la preuve que le gouvernement français est de bonne foi, c'est que la première fois il a accepté de se retirer et n'a repris la province que faute d'avoir reçu son dû. La fête n'est pas simplement un « contexte » de la pièce, mais un discours symbolique, un message adressé à l'opinion publique nationale et surtout internationale, pour affirmer le bon droit du roi.
De la sorte, une pièce comme Iphigénie engage des signifi­cations historiques au sens strict, directement liées à l'actua­lité du moment de sa création: elle fait partie de la politique louis-quatorzienne. Et elle engage en même temps des signi­fications liées à la conception que cette époque avait de l'homme, de ses passions et pulsions. Elle montre, en face du roi juste et donc heureux, tel que se présente Louis XIV, ce qu'il advient d'un roi conquérant, poussé par une ambition démesurée, donc exposé à être malheureux.

                                                         Alain Viala et Marc Favier, présentation d’Iphigénie de Racine