La notion de problématique |
||
![]() ![]() ![]() ![]() |
Documents annexes |
La méthode VINAVER
"La méthode repose sur le postulat que la lecture au ralenti d'un fragment suffit à révéler pour l'essentiel le mode de fonctionnement de l'œuvre tout entière ; il s'agit d'un regard porté sur le texte à un niveau qu'on peut appeler moléculaire, et de ce point de vue la méthode renvoie à la façon dont la géologie et la biologie opèrent : par prélèvements observés au microscope. On estime souvent que l'analyse pratiquée dans le domaine de l'art dessèche son objet. Les travaux rassemblés ici voudraient montrer qu'elle peut, au contraire, rendre l'objet plus étonnant, plus émouvant, plus aimable. » p11
I. -INTRODUCTION A LA MÉTH0DE
La troisième proposition peut surprendre. Elle se fonde sur un postulat plus en amont, à savoir : l'oeuvre est tout entière dans son écriture même, et l'écriture n'est pas quelque chose qui change en cours de route. Mais elle se fonde aussi, comme tout postulat, après coup, sur la vérification des résultats de l'expérience.
On recherche, au niveau de l'action de détail :
a) "Qu'est-ce qui s'est passé" entre le début et la fin du segment, puis du fragment entier ? Quel mouvement s'est opéré entre la situation de départ et la situation présente ?
b) "Par quels moyens est-ce que ça s'est passé" : quel usage est fait de quelle combinaison de figures textuelles ?
c) Quelles liaisons fonctionnelles s'observent entre l'action d'une part, les événements, les informations, les thèmes d'autre part ?
6. Partant des découvertes faites au cours de la "lecture au ralenti" du fragment, il reste à prendre une vue d'ensemble du mode de fonctionnement de l'oeuvre dans son entier. Pour ce faire, on repère la position du texte analysé sur un certain nombre d'axes dramaturgiques (voir plus loin). Il en résulte un profil général de l'oeuvre qui non seulement éclaire son mode de fonctionnement singulier, mais encore permet de mesurer ses convergences et ses écarts (sa "position") par rapport à toute autre oeuvre dramatique en particulier, et par rapport à l'univers des oeuvres de théâtre.
7. Lecture "à vitesse normale" de l'oeuvre entière. On vérifie, on complète, on ajuste, on corrige s'il le faut les résultats de l'analyse du fragment.
8. A ce stade, l'examen de l'oeuvre s'est fait en suspension de tout contexte. In fine, on prend en compte les principales données historiques, socio-économiques, culturelles et biographiques permettant de situer l'oeuvre dans son environnement et d'apprécier certains de ses aspects autres que textuels et dramaturgiques.
9. Rien n'interdit, en bout de course, de porter un jugement de "valeur" sur la pièce, la valeur se mesurant à la puissance de l'effet qu'elle a sur nous (ce qu'elle nous donne à ressentir:, à percevoir, à comprendre), au plaisir qu'elle nous apporte, à l'intensité d'intérêt qu'elle suscite en nous; et sur les moyens qu'elle met en oeuvre pour y parvenir : la pensée, l'émotion, la charge poétique, le rire, la séduction. .. » p 893/898
Michel Vinaver, Ecritures dramatiques, Actes Sud, 1993.
![]() |
IPHICRATE s'avance tristement sur le théâtre avec ARLEQUIN.
« Tristement » qui annonce « soupiré » précise l’état d’esprit d’Iphicrate ; « théâtre » est intéressant car il introduit une ambiguïté sur la nature symbolique de l’île, elle devient une scène où l’on joue . « Avec » n’est pas « et » il y a donc une disjonction entre le maître et le valet, celui-ci est à la traîne.
IPHICRATE, après avoir soupiré. Arlequin ?
On note la surcharge de la didascalie et son imprécision, dans le code du théâtre « soupir » renvoie aux histoires de cœur, « Arlequin » est également chargé dans ce sens, rien ne laisse supposer le dramatique de la situation. Nous sommes dans un schéma classique maître valet, mais la nature du problème n’est pas précisée.
On peut également s’interroger sur la fonction du « ? » Il peut confirmer le besoin de renforcer le couple de la part du maître, mais également marquer sa faiblesse.
ARLEQUIN, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture.
Mon patron.
Présentation archétypale d’Arlequin, l’ivrogne et une forme d’insolence dans la soumission avec « Mon patron ».
Toutefois, on aurait pu s’attendre à une interrogative en retour pour qu’il s’interroge sur la demande non formulée du maître. A la distance spatiale marquée par le « avec » s’ajoute la distance dans le ton.
IPHICRATE. Que deviendrons-nous dans cette île ?
Cette réplique apporte une information éclairant ce qui précède : l’inquiétude ( marquée par « ? ») du maître est d’un autre ordre, l’île exclut l’histoire d’amour, mais évoque plutôt la solitude et l’explosion du cadre social , spatial et temporel. L’emploi du futur exprime cette angoisse , le « nous » englobant Arlequin apparaît comme un moyen de se rassurer. Le topoï des naufragés nous invite à imaginer l’explosion des rapports maitre/valet qui évolueraient vers des rapports plus humains. Le démonstratif « cette » surdéfinit la nature particulière de l’île sans nous donner d’explication
ARLEQUIN. Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim: voilà mon sentiment et notre histoire.
La réponse d’Arlequin frappe par sa froideur, la reprise syntaxique, la ponctuation neutre voire didactique avec les « : » , nous surprend. Le valet détourne la charge pathétique de la question par un jeu sur le sens du verbe devenir, à une question sur l’existence posée par le maître, il répond par une description du devenir de leur propre corps. Le valet s’enferme dans sa posture matérialiste qui lui fait employer le mot sentiment à contre emploi dans sa réplique. On note également une mise en avant du « mon » soit pour le distinguer du « nous », soit pour marquer une posture critique vis-à-vis du maître sans doute peu habitué à demander l’avis de son valet .
IPHICRATE. Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos camarades ont péri, et j'envie maintenant leur sort.
Le maître entame un récit dans lequel il va présenter l’historique de la situation. Mais dans ce récit on note une information qui n’est pas du seul domaine du récit : le « et » à valeur d’opposition et nous invite à nous interroger sur la valeur du « maintenant » d’autant que celui-ci fait écho à « cette île ».
Iphicrate nous laisse entrevoir que « ici et maintenant » se pose un problème qui le concerne tout particulièrement, d’où le passage du « nous » au « je » .
ARLEQUIN. Hélas! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
L’ouverture de la réplique par « hélas » pourrait nous laisser supposer une reprise du pathétique amorcé par « seuls, naufrage, nos camarades ont péri », mais le truisme « ils sont noyés dans la mer » la virgule , le « et » nous laissent entrevoir un registre plus ironique, ironie qui se manifeste également, quoi qu’en disent les notes avec le mot « commodité ».
IPHICRATE. Dis-moi; quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée, je ne sais ce qu'elle est devenue; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'île, et je suis d'avis que nous les cherchions.
Le maître poursuit son récit mais cherche à impliquer Arlequin dans sa propre version des faits ; il voudrait que celui-ci gomme ses doutes « je ne sais, mais peut-être . » Ce qui surprend c’est l’amabilité du maître « je suis d’avis que nous les cherchions » qui évite toutes les tournures impératives. L’amabilité est du côté du maître, la froideur et la rudesse du côté du valet .
ARLEQUIN. Cherchons, il n'y a pas de mal à cela; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-vie : j'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j'en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
Arlequin ne répond pas avec une véritable conviction à la demande du maître, la simple reprise de « cherchons » aussitôt relativisée par « il n’y a pas de mal à cela » introduit une grande distance entre les deux personnages, celle-ci est marquée par le « mais » qui oppose : recherche / repos ; sentiments /ivrognerie ; camarades sauvés/ bouteille sauvée ; maître/valet . On peut également observer que la bouteille de vin contient de l’eau de vie. Symboliquement Arlequin se préoccupe de sa propre vie aux deux tiers, de celle de son maître à un tiers, des autres pour rien.
Bilan du segment 1 , informations retenues :
Segment 2 :
IPHICRATE. Eh, ne perdons point de temps, suis-moi, ne négligeons rien pour nous tirer d'ici; si je ne me sauve, je suis perdu, je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l'île des Esclaves.
L’interjection (sans exclamation) marque une rupture dans le discours du maître ; il retrouve une forme de volonté qui se manifeste également par l’usage de l’impératif. On note également une rupture entre les deux parties de la phrase segmentée par le « je », d’abord le « nous » puis vient le « je ».Cette réplique permet également de clarifier la situation « cette » et « maintenant » renvoie clairement à un objet de crainte ici identifié par « l’île des esclaves ».
ARLEQUIN. Oh, oh ! qu'est-ce que c'est que cette race là ?
Arlequin par sa question va permettre à Iphicrate d’éclairer le spectateur sur la nature de cette île et sur les dangers encourus par le maître. « oh ,oh ! » indique un réveil de la part du valet , la réplique n’est pas une simple reprise mais découle d’un véritable intérêt ; le mot « race » sans doute d’un niveau de langue familier, permet également de situer le thème de la pièce, déjà amorcé dans le segment 1 : maître et esclave appartiennent-ils à une même humanité ?
IPHICRATE. Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une île, et je crois que c'est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage.
Arlequin le maître dans le cadre de la double énonciation fournit un discours explicatif sur la nature de l’île des esclaves et plante le décor : alors que la menace semblait venir dans le segment 1 du caractère désertique (faim) de cette île, on découvre une île habitée organisée selon une coutume ; nous changeons de registre, au topoï des naufragés succède celui du monde inversé. Ce discours montre également la "prudence" du maître à l’égard du valet : « je crois que c’est ici », l’incise « mon cher Arlequin » . Pour ne pas trop centrer le discours sur son propre sort, Iphicrate adopte une tournure généralisante « tous les maîtres ».
ARLEQUIN. Eh ! Chaque pays a sa coutume: ils tuent les maîtres, à la bonne heure, je l'ai entendu dire aussi ; mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi.
Arlequin reprend l’interjection du maître, mais avec l’exclamation ce qui manifeste le grand intérêt suscité par la réplique précédente. Le valet comme à son habitude prend de la distance par rapport à l’information : ponctuation neutre, tournures généralisantes, voire ambiguës . Ce ton concerne la première partie de la réplique évoquant le sort du maître, quand il s’agit de lui, le valet marque la rupture par le « mais » et insiste avec le « comme moi ».
IPHICRATE. Cela est vrai.
La réponse brève invite Arlequin à poursuivre son raisonnement et à déboucher sur des conclusions portant sur le sort réservé à Iphicrate : peut-il laisser mourir son maître ?
ARLEQUIN. Eh! encore vit-on.
Arlequin esquive la question par l’emploi du « on » et une généralité qui tend à repousser le problème dans le temps , emploi de « encore ». Le « eh ! » est une forme de lanceur permettant à Arlequin d’introduire sa réplique sans souci de cohérence du raisonnement et sans se référer à l’interlocuteur . ( héritage des lazzi)
IPHICRATE. Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie; Arlequin, cela ne suffit-il pas pour me plaindre ?
Devant cette distance Iphicrate précise les données du problème éludé par Arlequin et articule un raisonnement avec le « mais » ; pour provoquer une prise de position d’ Arlequin il l’implique par une question.
ARLEQUIN, prenant sa bouteille pour boire.
Ah ! Je vous plains de tout mon coeur, cela est juste.
Arlequin retrouve une posture distanciée avec reprise syntaxique et l’emploi de « cela » qui crée une distance et lui permet de ne pas reprendre la thématique proposée par le maître ; la compassion ne débouche par contre sur aucune action de mobilisation, au contraire la didascalie indique un moyen de fuite déjà utilisé précédemment.
IPHICRATE. Suis-moi donc ?
L’emploi du « donc » cherche à impliquer le valet dans le raisonnement du maître, le point d’interrogation indique que nous sommes dans la supplication et non plus dans l’ordre, le maître n’est plus maître de la situation.
ARLEQUIN siffle. Hu, hu, hu.
Arlequin par son sifflement coupe court à la conversation et amplifie la distance qu’il veut prendre par rapport à son maître.
IPHICRATE. Comment donc, que veux-tu dire ?
Iphicrate par le « donc » tente de ramener Arlequin à un discours raisonné, il veut pousser le valet à exprimer clairement son point de vue.
ARLEQUIN distrait chante. Tala ta lara.
Arlequin par les mots « distrait, chante » est en décalage complet par rapport à la gravité de la situation pour le maître. Il se referme sur sa propre destinée.
IPHICRATE. Parle donc, as-tu perdu l'esprit, à quoi penses-tu ?
Le maître insiste toujours sur le « donc » mais lui donne plus de force par l’impératif, on note également une gradation entre l’emploi du « dire » et du « penser ». Il espère sans doute obliger Arlequin à formuler sa position avec toutes ses conséquences et à les assumer, il miserait donc sur la faiblesse de caractère du valet .
ARLEQUIN, riant. Ah, ah, ah, monsieur Iphicrate, la drôle d'aventure; je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empêcher d'en rire.
Arlequin révèle le fond de sa pensée en insistant sur le côté ironique de la situation , le « mais » prend toute sa force en opposant « plaindre, foi » à « drôle, rire ». Le valet est le témoin d’un renversement il y assiste comme au spectacle sans se préoccuper des conséquences. Arlequin issu de la comédie ne peut accéder à l’humanité.
IPHICRATE, à part les premiers mots. Le coquin abuse de ma situation, j'ai mal fait de lui dire où nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos, marchons de ce côté.
Parallèlement, le maître par son a parte nous éclaire sur ses véritables sentiments, son humanité à l’égard du valet était feinte, il s’agissait pour lui de se sauver avant tout .Il abandonne d’ailleurs la discussion et veut entraîner Arlequin dans l’action par l’impératif. Le maître est donc toujours dans son rôle de dominant .
ARLEQUIN . J'ai les jambes si engourdies.
Arlequin par ce procédé souligne sa propre faiblesse de caractère. Il met son corps en avant pour ne pas avoir à justifier son attitude.
IPHICRATE. Avançons, je t'en prie.
C’est l’ultime étape dans la persuasion, le maître ne pourra pas aller plus loin dans sa stratégie de séduction, il se met en posture d’infériorité par rapport au valet.
ARLEQUIN. Je t’en prie, je t’en prie; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela.
Arlequin montre qu’il n’est pas dupe et nous renseigne sur l’attitude habituelle du maître ; la fin de la réplique rappelle au maître la situation nouvelle dans laquelle ils se trouvent.
IPHICRATE. Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
Dans cette réplique le maître tente de reprendre la situation en main, il ne répond pas à Arlequin et essaie de recréer la relation par la première personne du pluriel et l’emploi de l’impératif puis du futur pour se projeter dans le temps. La forme pronominale « nous nous » évoque une volonté partagée de retrouver la statut antérieur. La syntaxe très fluide avec « que » et « ; et » laisse penser sous la forme du constat que tout cela va de soi, que c’est l’ordre des choses.
ARLEQUIN, en badinant. Badin, comme vous tournez cela. (Il chante :)
L'embarquement est divin,
Quand on vogue, vogue, vogue ; L'embarquement est divin
Quand on vogue avec Catin.
Arlequin décode très bien le discours du maître et dénonce cette fausse évidence par le terme de « badin » ; le verbe tourner montre de la part du valet une réelle capacité à déjouer les artifices de langage du maître. Pour souligner l’artifice de la réplique précédente il développe une chanson sur le même thème, celui de l’embarquement , et remplace le maître par Catin.
Bilan du segment 2 , informations retenues :
![]() |