En chantier
L'enseignante a alors présenté au groupe le programme qu'elle lui avait concocté, immédiatement mis en pratique, en commençant par la visite de la Maison des hommes et des techniques. Installé dans les ateliers et chantiers de Nantes, ce musée est situé à proximité des Machines de l'Île. L'entrée par le patrimoine industriel en a surpris plus d'un qui s'attendait plutôt à découvrir des monuments historiques. Quels sont les objectifs et les enjeux de ce lieu patrimonial ? telle était la problématique de cette première sortie. Une association, créée en 1994, est dédiée à ce site dont les buts sont de valoriser l'histoire sociale de la ville et de maintenir vivante la mémoire de la construction navale. La visite des anciens ateliers s'est effectuée avec, pour guide, un ancien ouvrier, M. Jean Relet. Le patrimoine matériel s'est donc accompagné d'un patrimoine oral, par la transmission technique et passionnée d'une expérience professionnelle liée à une période révolue. Déplacés en 1982 à Saint-Nazaire, les chantiers navals, qui employaient de sept à huit mille salariés, constituaient un haut lieu de la culture ouvrière nantaise. Hormis le bâtiment principal qui a été restauré, le vestige le plus emblématique de cette période est une grue jaune, dont Presse Océan a inventé la disparition le premier avril dernier avant de publier, depuis cette date, un roman-photo qui prend cet événement imaginaire comme point de départ.
La forme d'une ville
Plus conventionnelle, la seconde visite s'est déroulée au Château des ducs de Bretagne, bâti dès le début du XIIIe siècle, et siège, depuis 2007, du musée d'histoire de Nantes. D'Anne de Bretagne au manuscrit de la chanson Nantes de Barbara, en passant par l'évocation de la traite négrière, les anneaux de la mémoire s'y succèdent sans chaînon manquant. Dans un monument lui-même objet patrimonial, comment les objets exposés sont-ils présentés au public ? Comment sont-ils mis en scène et en valeur ? C'est l'occasion rêvée d'aborder les questions de conservation et de muséographie. L'exploration des richesses patrimoniales de la ville s'est poursuivie, un autre jeudi, par un parcours dans l'Île Feydeau, quartier du XVIIIe siècle, l'un des fleurons de l'architecture nantaise avec son Temple du goût, ses rues pavées, son immeuble à cour ovale, ses façades à mascarons, etc. Cette excursion était dirigée par un guide exceptionnel en la personne d'Élisabeth Perot, une architecte travaillant au service archéologie et patrimoine de la ville de Nantes. Spécialisée dans la restauration du bâti, celle-ci a expliqué la politique municipale en matière de réhabilitation et préservation d'un patrimoine historique datant de l'époque du commerce triangulaire où les négociants logeaient dans ces hôtels particuliers. Ce cadre historique est régulièrement employé pour des films. Récemment, le cinéaste allemand Volker Schlöndorff y a tourné, rue Kervégan, quelques scènes d'un téléfilm évoquant le drame des Cinquante otages et appelé à être diffusé sur Arte. Ce geste cinématographique, de nature patrimoniale également, illustre bien la diversité des formes d'hommage au passé.
Voyage à travers les siècles
Deux autres quartiers ont été ensuite explorés. Sous la houlette de Françoise de Cossette, guide du service "archéologie et patrimoine", un parcours du quartier Graslin a permis de découvrir les vestiges de l'urbanisme de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle avec le théâtre, le café La Cigale, la rue Crébillon et le passage Pommeraye. Les connaissances architecturales de la médiatrice ont donné l'occasion, aux élèves comme à la professeure, de mesurer la profondeur du bâti des immeubles du quai de la Fosse, visible dans des arrière-cours. Enfin, l'ultime visite a été dédiée au quartier de la Madeleine et du Champ de Mars qui a connu, depuis la démolition, en 1988, du palais du Champ de Mars inauguré en 1938, d'étonnantes métamorphoses. Du Lieu Unique, ex-usine Lefèvre-Utile devenue lieu culturel à un immeuble de bureaux, autre usine transformée, quelle place réserve-t-on au passé dans les aménagements urbains ? Le programme s'est ainsi poursuivi, comme il avait débuté, par de saisissants exemples de réhabilitation du patrimoine industriel nantais en écho aux ex-chantiers navals.
En explorant le substrat urbain
Deux visites ont présenté un autre aspect plus technique du patrimoine, soit l'archéologie. Dans le quartier du Bouffay, les travaux entrepris afin de creuser un plateau piétonnier se sont accompagnés de fouilles préalables. À cette occasion et après avoir enfin obtenu le rendez-vous tant désiré, les élèves se sont rendus sur le chantier afin d'en découvrir les modalités. C'était en mai, il faisait une chaleur accablante qui, ajoutée au bruit assourdissant des machines, ne rendait pas la visite très plaisante. D'autant plus que l'accès au site étant interdit, la séance s'est limitée à des commentaires à distance de la part d'un archéologue, certes très qualifié, mais dont le discours très spécialisé exigeait d'être féru d'archéologie. Hormis l'aspect spectaculaire du site, ces fouilles qui passionnent habituellement de nombreux collégiens égyptologues en herbe, présentaient donc un intérêt relatif. Au moins était-ce l'occasion de faire référence aux responsabilités de l'État en matière de patrimoine. Dans le même ordre d'idées, une visite, qui a d'ailleurs précédé, a été consacrée au laboratoire nantais Arc'Antique. Spécialisée dans les métaux et céramiques, cette entreprise intervient lors de fouilles archéologiques sous-marines, d'épaves, par exemple. La directrice qui guidait la visite a montré les techniques chimiques de restauration de matériaux précieux. Les questions de la conservation, de la préservation, voire de la reconstitution de vestiges antiques ont alors été abordées.
Découverte des métiers du patrimoine
L'un des objectifs de ces enseignements est l'exploration des métiers connectés au domaine d'activités étudié. Au cours du parcours proposé, les élèves ont eu l'occasion de découvrir diverses professions avec ceux qui les exercent. Dès la première visite à la Maison des hommes et des techniques, la rencontre de deux étudiantes en médiation culturelle leur a permis d'entendre exposer les parcours de formation et les débouchés professionnels dans ce secteur. Au musée d'histoire de Nantes, un médiateur a de même présenté les métiers du château. C'est d'ailleurs dans ce but que les élèves sont retournés au château pour une seconde visite sous un autre angle. Par ailleurs, au cours de leur itinéraire, les élèves auront entendu s'exprimer la directrice du laboratoire Arc'Antique, un archéologue, une guide officielle de la ville, etc. Des conservateurs de musée aux médiateurs culturels en passant par les techniciens chargés de la restauration de monuments anciens, ils auront eu un panorama assez complet des professions qui gravitent autour du thème du patrimoine. Une élève songeant à devenir architecte d'intérieur s'est d'ailleurs renseignée sur la formation nécessaire pour être architecte, projet qu'elle envisage de mener à bien, et a acquis, au cours de ce parcours, quelques bases en matière d'architecture, notamment en ce qui concerne son vocabulaire spécialisé.
Productions étonnantes
Au fil de leurs pérégrinations, les élèves ont individuellement tenu un carnet de bord. Avec la production finale, celui-ci, visé notamment fin mars, a participé à l'évaluation de cet enseignement. De séances en visites, les traces écrites ont ainsi balisé l'itinéraire. Les consignes étaient doubles. D'une part, faire apparaître les documents distribués ou collectés dans les divers sites tels que la Maison des hommes et des techniques, le château / musée d'histoire de Nantes et le laboratoire Arc'Antique ; d'autre part, rédiger, pour chacune des visites, un paragraphe d'au moins une vingtaine de lignes qui présente les principaux aspects du patrimoine qui y ont été abordés. Chacun pouvait également en profiter pour écrire ce qu'il avait pensé de chacune de ces visites. L'enseignante a assuré une continuité de réflexion sur les divers aspects de la notion de patrimoine en faisant converger, par-delà le calendrier des déplacements, des préoccupations communes. Les trois dernières séances ont été consacrées à une production que chaque élève a librement choisie, en adoptant des supports variés. Il s'est alors agi de mettre en œuvre un projet personnel et créatif rendant compte de l'acquisition des connaissances et des compétences au cours de l'année. Une élève a, par exemple, consacré une brochure à la Maison des hommes et des techniques à l'occasion d'une exposition intitulée Le "métier et l'art" dédiée à René Robin, qui s'est tenue du 26 avril au 19 juin. De 1916 à 1976, cet ingénieur, spécialiste en divers domaines dont celui de la construction des dragues, était doté d'un talent d'artiste au-delà de son génie technique. Il s'est d'ailleurs employé à représenter aussi bien des paysages ligériens que des scènes portuaires. La brochure réalisée par l'élève a pour devise : "Il faut se battre pour transmettre le site historique". On y voit quelques dessins de René Robin ainsi que d'anciennes vues des chantiers et on peut y lire des textes incitant à visiter les expositions permanente et temporaire (
voir annexe). Une autre élève a réalisé un guide touristique de Nantes. Elle s'est inspirée d'un guide sur la Crète dont elle a reproduit la maquette, et a notamment exploité un ouvrage emprunté au CDI sur l'histoire de Nantes de 1904 à nos jours, qui lui a fourni de nombreuses ressources iconographiques. Une présentation de la ville en dix mots-clés et des informations pratiques constituent quelques éléments de ce parcours fléché particulièrement détaillé (
voir annexe). Les autres productions, de qualité variable, consistent en des diaporamas, parfois un peu trop généraux, une affiche pour une exposition virtuelle sur le thème de la traite des Noirs, un site internet dédié au patrimoine nantais, etc. Mais, quel que soit le sujet traité, tous mettent un point d'honneur à présenter un travail plaisant à l'œil. L'un des aspects de cet enseignement artistique réside en effet en une éducation du regard. Si celui-ci ne donne pas vraiment lieu à une véritable création artistique, le sens de l'esthétique y est cultivé jusqu'à la production finale. L'usage des technologies informatiques, dont les élèves explorent à cette occasion les ressources, constitue un apport précieux sur le plan du transfert de documents iconographiques, de l'aide à la rédaction, de la mise en page, de la typographie, des effets visuels, etc. L'évaluation de la production et de l'attitude face au projet apparaît sur le bulletin du troisième trimestre de chaque élève. L'investissement personnel, la créativité et l'adéquation de la production au sujet choisi ont constitué les éléments essentiels de cette évaluation. Les savoir-faire acquis par les élèves consistent à être capable de situer un lieu ou un objet du patrimoine dans son contexte historique, économique, artistique et culturel, autant qu'à identifier, analyser et comprendre, sur un même lieu, les différentes strates et formes du patrimoine avec ses éléments constitutifs ; soit ses formes, ses techniques, ses significations, ainsi que ses usages passés et actuels, mais aussi à comprendre les enjeux liés à la conservation, à la restauration et à la réutilisation des lieux de patrimoine de même que le rôle de ses différents acteurs.
Terminus
Les élèves ont apprécié ce programme ambitieux et varié. Préférant individuellement telle visite plus que telle autre, ils disent avoir acquis de nombreuses connaissances sur les richesses historiques de la ville de Nantes. Tous sont très sensibles aux enjeux de la transmission d'un héritage historique. Ils définissent le patrimoine comme quelque chose qu'on lègue à la population ou tout ce qui est fait pour que Nantes n'oublie pas son histoire (voir annexe). De son côté, la professeure d'histoire-géographie expérimentait bien évidemment ce nouveau type d'enseignement à teneur artistique. Certes, sa fonction de chargée de mission la prédestinait à faire explorer aux élèves, qu'elle n'avait pas en charge par ailleurs, les richesses du passé nantais. Son expérience dans ce domaine lui facilitait sans doute la tâche. Mais les modalités étaient nouvelles. Il fallait mettre sur pied un programme et un itinéraire dans un cadre donné. À l'heure du bilan, la professeure tire quelques enseignements de cette exploration qui nécessiterait quelques ajustements pour sa mise en œuvre l'année suivante. D'abord, mieux vaut être deux à l'animer, d'autant plus que, succès aidant, l'effectif risque de s'accroître. Au-delà de la charge de travail, un encadrement par deux enseignants semble indispensable, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. Une enseignante de lettres pourrait, par exemple, accompagner les visites urbaines d'une nanthologie, soit un recueil de textes d'écrivains qui, de Stendhal à Gracq, en passant par Pieyre de Mandiargues, ont évoqué la cité des ducs. En effet, le patrimoine peut aussi bien être d'essence littéraire. Ensuite, il serait préférable de prévoir de plus nombreuses séances intermédiaires se déroulant au lycée afin de mieux assurer le suivi de cet enseignement. Faire régulièrement retour sur les visites qui ont eu lieu permettra de faciliter le compte rendu de celles-ci. Certaines d'entre elles pourraient être supprimées, d'autres ajoutées, selon un programme à géométrie variable. Enfin, à l'heure où la gastronomie française a été reconnue par l'UNESCO comme faisant partie du patrimoine immatériel de l'humanité, pourquoi ne pas intégrer cet aspect au projet. La réforme des lycées a instauré des enseignements d'exploration qui offrent une certaine liberté d'organisation corrélée à l'autonomie des établissements. En s'emparant de ces opportunités, les enseignants, en fonction de leurs compétences et de leurs préférences, ont d'ores et déjà imaginé des scénarios élaborés et cohérents. L'audace et l'expérience aidant, nul doute que ces initiatives se multiplieront en offrant un panorama diversifié, et proposeront aux élèves des menus artistiques à la carte.