Une réflexion féminine via le numérique
En technologie, Serge Guillou initie ses élèves à la création de pages web. Ensemble, dans un brainstorming collectif, ils commentent une étude sur la condition de la femme dans le monde contemporain ; ils découvrent, stupéfaits, que certains pays ne permettent pas aux femmes d’apprendre à conduire ! Ainsi aiguisés sur ce sujet de société, les collégiens doivent choisir une thématique individuelle, à présenter sous format numérique. Une trentaine de thématiques sont offertes à leur libre choix. Grâce au logiciel Web creator 6Pro, permettant la création de sites web sans connaissance spécifique en programmation ou en infographie, domaines techniques peu plébiscités par les jeunes filles, ils commencent l’élaboration de leur fiche. Leur professeur les guide dans la découverte de ce logiciel, étape par étape. Les questions abordées sont volontairement provocantes, pour susciter immédiatement la réflexion : hommes et femmes, sommes-nous tous pareils ? Orientation des filles, femmes de ménage ? Sage-homme, un métier de femme ? des données nécessaires à l’élaboration de la fiche web. Les recherches s’effectuent au CDI (Centre de documentation et d’information), où l’enseignant de technologie encadre la classe, de pair avec la documentaliste.
Alchimie : premier acte
En prolongement de ce thème partagé par quelques disciplines, plusieurs temps forts sont prévus. Faisant intervenir des scientifiques, les porteuses du projet, Amélie Alméras et Anne Boisteux, souhaitent générer du sens et un contact direct, suscitant la curiosité à la fois pour les collégiens et pour les lycéens. Le seize décembre 2013, c’est la première rencontre inter-établissements ! Les élèves se montrent curieux et enthousiastes à l’idée de rencontrer d’autres adolescents. Deux témoignages autour des femmes et de la science sont organisés. Pour un meilleur mixage, les trente-deux élèves de seconde sont divisés en quatre groupes (soit huit), ainsi associés aux troisièmes. Durant quarante-cinq minutes, ils assistent, chacun leur tour, à l’intervention de l’association Femmes et sciences. Créée en 2000 par un groupe de femmes scientifiques de tout horizon, elle a principalement pour but de promouvoir l’image des sciences chez les femmes et, réciproquement, l’image des femmes dans les sciences. En corollaire, l’association incite les jeunes filles à s’engager dans ces carrières. Pendant ce temps et pour ne pas trop surcharger le groupe, les autres collégiens visitent le lycée, guidés par des lycéens volontaires qui prennent en main et en voix la valorisation de leur établissement. Puis, en fin de matinée, tous les élèves réunis sont conviés à une conférence sur la vie de Marie Curie présentée par Wanda Kaminski, enseignante-chercheure à l’université Paris VII. Les discussions s’élèvent entre les élèves des deux établissements : début d’alchimie… L’objectif consiste ici à montrer la place des femmes dans les sciences et à prouver la possibilité d’une carrière scientifique pour chacune. Attentionnés et surpris par la vie exceptionnelle de cette pionnière polonaise, les élèves découvrent les travaux sur la radioactivité de l’unique femme scientifique à avoir obtenu deux prix Nobel. Sans doute les jeunes filles dans l’assemblée se projettent-elles dans le destin prodigieux de cette égérie, bouleversant les représentations masculines de l’époque ? Et, afin de porter plus haut le vertige des possibles, Wanda Kaminski mentionne une autre femme de la modernité, Ada Yonath, prix Nobel de chimie 2009. D’un siècle à l’autre, vocations et horizons féminins se redessinent…
Alchimie : deuxième acte
Le 24 janvier 2014, c’est la deuxième rencontre entre collégiens et lycéens. Deux autres classes de troisième découvrent ainsi le lycée et son pôle scientifique, afin d’y projeter leur éventuel cursus. Et aujourd’hui, c’est du concret, on met la main à la pâte ! Après l’aspect plus théorique des conférences, c’est le tube à essai qui se trouve à l’honneur. Deux activités expérimentales au laboratoire de physique chimie du lycée sont “au menu” : l’une sur l’amidon, l’autre sur le lait, dans une salle attenante. Plusieurs groupes, mixant les élèves de la seconde B avec ceux des deux classes de troisième, sont constitués. Sur un créneau d’une heure trente, les lycéens deviennent tuteurs des collégiens, sous l’œil attentif des professeurs et de deux intervenants de l’
INRA (Institut national de la recherche agronomique), M. Rampon et Mme David-Briand. À cet égard, l’organisation spatiale des salles de TP (travaux pratiques) a été particulièrement réfléchie pour faciliter les interactions entre les élèves des deux établissements : sur les paillasses de gauche, plus grandes, on installe deux collégiens et un lycéen au centre. En revanche, sur les paillasses de droite, plus petites, c’est un seul collégien et un lycéen qui prennent place. Chacun est ainsi assuré de conditions optimales pour discuter fructueusement : comment fabrique-t-on un plastique d’amidon à partir de la maïzena ? Cet échange permet d’introduire la notion de biodégradabilité.. Deux garçons collégiens se laissent guider par une lycéenne qui les éblouit de ses connaissances (la structure du lait, sa composition). Le pseudo clivage garçon-fille ne survit pas à ce partage des savoirs. Mis en confiance, les collégiens valorisent, par leurs questionnements, le savoir des premiers. Chacun y prend du plaisir, comme Solène, élève de seconde, l’indique sur le questionnaire-bilan du projet : “Il faut continuer les échanges, ça apporte beaucoup, au niveau personnel comme dans le travail”. Ici peut-on faire référence à Marie Curie, qui affirme : “Je suis de ceux qui pensent que la science est d’une grande beauté. Un scientifique dans son laboratoire est non seulement un technicien : il est aussi un enfant placé devant des phénomènes naturels qui l’impressionnent comme des contes de fées”
2.
Des docteurs sans “e” ?
Profitant de ces rencontres fructueuses, d’autres collègues s’emparent, dans leur matière, de cette question autour des représentations stéréotypées. Mme Baqué, en SVT, propose un questionnaire lié au choix d’orientation. La question posée est la suivante : s’agit-il, selon vous, de professions masculines, féminines ou mixtes ? Répartis en groupes de cinq-six élèves exclusivement masculins ou féminins, les adolescents laissent libre cours à leur vision des choses. Le positionnement des tables en îlots facilite l’échange. Fait intéressant, les réponses de chaque groupe sont rédigées par écrit pour être ensuite traitées de manière statistique, mais également enregistrées au micro, pour la réalisation d’un futur CD, mémoire du projet. Au final, les résultats génèrent force réactions et discussions (
voir annexe) ! Si cinquante pour cent des garçons admettent que la cuisine peut se révéler un secteur masculin, cent pour cent estiment en revanche que la médecine reste une profession strictement masculine. Les raisons invoquées d’une telle prédominance sont que “les études sont longues, donc pour les hommes”, et que ceux-ci se montrent “plus confiants et responsables” ! Si, de leur côté, les élèves filles se portent en faux, ce n’est que timidement : trente trois pour cent concèdent qu’il s’agit d’une profession masculine, soixante-sept l’estiment profession mixte ! Voilà qui en dit long sur les clichés véhiculés autour de certains métiers, et donc des filières scientifiques inhérentes. Observons les commentaires explicatifs des jeunes filles : cela peut être “mixte, mais ça dépend des services”. Finalement, on ne sort que peu des frontières inconsciemment établies…
Cerveau Y=X ?
En mathématiques, les professeurs vont encore plus loin dans l’art pédagogique. Abdel-Lah Moutassim propose simultanément un test “influencé” à deux classes de quatrième. That is the question : quelle est la solution à différentes énigmes ? Tel est le principe : présenter à la classe A des énigmes mathématiques ayant été conçues par les chercheurs, de manière à ce que les jeunes filles les résolvent plus facilement. Dans le même temps, mais dans une salle annexe, un autre enseignant suggère à la classe B les mêmes énigmes, présentées cette fois comme plus accessibles aux garçons. Voici les propos (volontairement sibyllins pour l’occasion) du professeur, lors du lancement de son activité à la classe B : “Il s’avère que les mathématiciens, en recherche à haut niveau, sont en majorité des hommes, possédant plus d’intuition dans ce domaine”. Résultats ? Dans la classe A, toutes les filles ont tenté la résolution d’une énigme (soi-disant favorable aux filles), avec succès le plus souvent. Dans ce même groupe, aucun garçon n’a réussi et beaucoup n’ont même pas essayé. Le seul fait qu’on leur annonce que l’exercice serait plus simple pour le sexe opposé a suffit à les décourager. Stupéfiant ! À l’inverse, dans l’autre classe, certaines jeunes filles se sont laissé convaincre de leur “infériorité”. “Peut-être les garçons sont-ils plus logiques que nous ?”, concède celle-ci. En revanche, d’autres s’insurgent : “Je pense que je peux réussir aussi bien en tant que fille. On est nés avec le même cerveau !” Notons que des garçons du groupe se révoltent avec autant de vigueur que leurs comparses féminines sur ce semblant de discrimination. Pour conclure la séance, les professeurs dévoilent leur stratégie aux élèves médusés, avec une leçon à retenir : garçon ou fille, “il ne faut surtout pas se laisser influencer, ni freiner, par le poids culturel et familial.”
Engagement de femmes
Si ce projet d’envergure a pu susciter une telle adhésion collective, c’est aussi sans doute par la force de conviction des femmes qui l’ont chapeauté. Lorsqu’on leur demande pourquoi il leur semble important de s’engager personnellement dans ce projet, bien au-delà de la salle de cours stricto sensu, les réponses fusent. Pour la physicienne Anne Boisteux, il s’agit avant tout de : “Créer des vocations scientifiques chez des jeunes filles. Les métiers en lien avec le scientifique sont très nombreux, il en découle également un choix professionnel porteur d’emploi. “C’est une question d’égalité devant l’avenir. Aux yeux d’Amélie Alméras, l’enjeu consiste à « donner envie, à démystifier les sciences par rapport aux femmes”. L’enseignante condamne cette “autocensure”, cette “véritable panique” des collégiennes qui, si elles n’obtiennent pas quinze de moyenne générale, s’interdisent de facto le passage en seconde scientifique. Dans l’esprit des garçons, le plafond de verre n’est fixé qu’à douze-treize et ils se dirigent vers la filière S (scientifique), sans complexe. Pour la proviseure Catherine Gay-Boisson, très engagée sur le projet, chacun(e) reproduit inconsciemment des paroles, des gestes discriminants qui imprègnent l’esprit des jeunes filles. “Cela fait des années, au fil des différents établissements que je traverse, que c’est le même constat. J’avais envie de faire bouger énergiquement cette discrimination féminine. Il faut qu’on y regarde de plus près, dans l’établissement où l’on est, c’est notre champ d’action. Et faire en sorte que cette vérité statistique ne soit pas pour autant une fatalité.”
Petites boutures scientifiques
Au terme de ce projet riche en réflexions et investigations transversales, les orientations choisies par les filles à la fin de la troisième sont nettement plus tournées vers les sciences que les années précédentes : Manon, Julie, Céline, Marine… ont osé franchir le pas vers les enseignements d’exploration : biotechnologies, SI (Sciences de l’ingénieur), MPS (Méthodes et pratiques scientifiques), SL (Sciences et laboratoire), pour l’an prochain. “Je pense qu’on a semé plein de petites graines, qu’on a fait réfléchir les jeunes, avec, pour certains, un effet immédiat dans leur conscience ; pour d’autres, un effet ultérieur.” Espérons que ces petites pousses prometteuses d’avenir sauront, à leur tour, faire basculer les préjugés ancestraux… Après ce premier essai réussi, les équipes souhaitent bien évidemment étayer le projet, sur une autre forme, peut-être plus artistique cette fois, de façon à générer d’autres liens interdisciplinaires : la place des femmes (et des hommes) dans la publicité et au cinéma ? Valérie Gérard (Conseiller principal d’éducation), et Anne Boisteux, coréférentes “Égalité femmes-hommes” pour le lycée Mounier, souhaitent pérenniser cette réflexion collective. Au collège, c’est le regard porté sur les garçons qui sera en ligne de mire à la rentrée : des sanctions différentes sont-elles attribuées aux garçons et aux jeunes filles ? Leur attribue-t-on plus la parole dans les matières scientifiques ? Autant d’obstacles inconscients à soustraire, autant de particules à souffler sous l’œil du microscope “Pour lutter contre les stéréotypes et avancer sur le chemin de l’égalité” (Amélie Alméras).
1. DEA : ancien terme pour master 2 recherche.
2.
Marie Curie, éd. Da Capo Series in Science, p. 341.