Document 1 : Jean Anouilh, Le voyageur sans bagage, extraits des Tableaux III , 1937. (sujet BAC 2013)TROISIÈME TABLEAU
[...]
Mme RENAUD, lui montrant une grosse malle.
Tiens, regarde ce que j'ai fait descendre du grenier...
GASTON
Qu'est-ce que c'est ? ma vieille malle ? Mais vous allez finir par me faire croire que j'ai vécu sous la Restauration...
Mme RENAUD
Mais non, sot. C'est la malle de l'oncle Gustave et ce sont tes jouets.
GASTON ouvre la malle
Mes jouets !... J'ai eu des jouets, moi aussi ? C'est pourtant vrai, je ne savais plus que j'avais eu des jouets...
Mme RENAUD
Tiens, ta fronde.
GASTON
Une fronde... Et cela n'a pas l'air d'une fronde pour rire...
Mme RENAUD
En tuais-tu des oiseaux, avec cela, mon Dieu ! Tu étais un vrai monstre... Et tu sais, tu ne te contentais pas des oiseaux du jardin... J'avais une volière avec des oiseaux de prix ; une fois, tu es entré dedans et tu les as tous abattus !
GASTON

Les oiseaux ? Des petits oiseaux ?
Mme RENAUD
Oui, oui.
GASTON
Quel âge avais-je ?
Mme RENAUD
Sept ans, neuf ans peut-être...
GASTON secoue la tête.
Ce n'est pas moi.
Mme RENAUD
Mais si, mais si...
GASTON
Non. A sept ans, j'allais dans le jardin avec des mies de pain, au contraire, et j'appelais les moineaux pour qu'ils viennent picorer dans ma main.
GEORGES
Les malheureux, mais tu leur aurais tordu le cou !
Mme RENAUD
Et le chien auquel il a cassé la patte avec une pierre ?
GEORGES
Et la souris qu'il promenait au bout d'une ficelle ?
Mme RENAUD
Et les écureuils, plus tard, les belettes, les putois. En as-tu tué, mon Dieu, de ces petites bêtes ! tu faisais empailler les plus belles ; il y en a toute une collection là-haut, il faudra que je te les fasse descendre.
Elle fouille dans la malle.
Voilà tes couteaux, tes premières carabines...
GASTON, fouillant aussi.
Il n'y a pas de polichinelles, d'arche de Noé ?
Mme RENAUD
Tout petit, tu n'as plus voulu que des jouets scientifiques. Voilà tes gyroscopes, tes éprouvettes, tes électroaimants, tes cornues, ta grue mécanique.
GEORGES
Nous voulions faire de toi un brillant ingénieur.
GASTON pouffe.
De moi ?
Mme RENAUD
Mais, ce qui te plaisait le plus, c'était tes livres de géographie ! Tu étais d'ailleurs toujours le premier en géographie...
GEORGES
A dix ans, tu récitais tes départements à l'envers !
GASTON
A l'envers... Il est vrai que j'ai perdu la mémoire... J'ai pourtant essayé à l'asile. Eh bien, même à l'endroit... Laissons cette malle à surprise. Je crois qu'elle ne nous apprendra rien. Je ne me vois pas du tout comme cela, enfant.
Il a fermé la malle, il erre dans la pièce, touche les objets, s'assoit dans les fauteuils. Il demande soudain.
Il avait un ami, ce petit garçon ? Un autre garçon qui ne le quittait pas et avec lequel il échangeait ses problèmes et ses timbres-poste ?
Mme RENAUD, volubile.
Mais naturellement, naturellement. Tu avais beaucoup de camarades. Tu penses, avec le collège et le patronage !...
GASTON
Oui, mais... pas les camarades. Un ami... Vous voyez, avant de vous demander quelles femmes ont été les miennes...
Mme RENAUD, choquée.
Oh ! Tu étais si jeune, Jacques, quand tu es parti !
GASTON sourit.
Je vous le demanderai quand même... Mais, avant de vous demander cela, il me paraît beaucoup plus urgent de vous demander quel ami a été le mien.
Jean Anouilh,
Le voyageur sans bagage, extraits des Tableaux III , 1937.
Document 2 : Hubert Mingarelli, Une rivière verte et silencieuse, 2001. (sujet Bac 2013)Un père et son fils vivent dans une maison modeste. Un soir, n'ayant plus l'électricité, ils parlent, couchés dans le noir. L'enfant interroge son père sur leur passé.

- Et je voulais te demander.
- Je t'écoute.
- La rivière avant qu'on ne vienne habiter ici ?
- Eh bien quoi ?
- Elle était verte, n'est ce pas ?
- Oui.
- Elle était silencieuse aussi ?
- Très silencieuse.
- Bon, c'est exactement comme ça que je m'en souviens.
- T'as de la mémoire, gamin. Je suis content que tu te rappelles tout cela.
Je fermais les yeux et je dis :
- Il y a autre chose encore.
- Je t'écoute toujours.
- J'aimerais me souvenir qu'on y a pêché tous les deux. Je sais bien qu'on ne l'a jamais fait, mais c'est quelque chose dont j'aimerais me souvenir.
Il ne répondit pas. Il ne dit rien pendant un long moment, et puis :
- Essaie de t'imaginer qu'on y a pêché ensemble.
Non, répondis-je, il y a beaucoup de choses que j'arrive à m'imaginer mais ça je n'y arriverai pas.
Je l'entendis se redresser sur son lit.
Et si maintenant je te disais qu'on y a pêché tous les deux, mais que cela remonte à si loin que tu ne peux pas t'en souvenir.
Je ne compris pas ce qu'il voulait dire exactement.
- C'est vrai ? Demandais-je plein d'espoir.
De nouveau il mit du temps pour me répondre.
Pendant quelques secondes, on a été tous les deux accroupis devant la rivière silencieuse, lançant des lignes plombées à de gros poissons qui nageaient en ondulant vers nos appâts.
- Non, dit-il avec déception, c'est pas vrai.
- Je le savais, dis-je mentant à moitié.
- J'ai seulement pêché quand j'étais gosse, dit-il.
- Ca je le savais, dis-je. Des truites bleues.
- Oui des truites bleues, Primo. Tu t'en souviens ?
- Oui. Et je me souviens que tu attrapais la plupart à la main.
- T'as de la mémoire, dit-il.
- Oui j'ai de la mémoire.
- Bonne nuit, gamin.
- Bonne nuit.
Quelques secondes après, il me demanda :
- Il y a autre chose dont tu aimerais te souvenir ?
Je réfléchis dans le noir. Mon père m'y encouragea.
- Prends ton temps, me dit-il au milieu de mon silence.
Je sentais qu'il était très attentif à ce que j'allais dire.
- Non, je ne crois pas que j'aimerai me souvenir d'autre chose, répondis-je finalement.
- Bon c'est très bien comme ça. Bonne nuit maintenant.
- Bonne nuit.
Les gens prétendaient que mon père était un raté. Ils omettaient de dire qu'il avait attrapé des truites bleues à la main.
Je fermai les yeux.
Une rivière verte et des truites bleues.
Hubert Mingarelli, Une rivière verte et silencieuse, 2001.
Document 3 : Azouz BEGAG, Le Gone du Chaâba, 1986J'ai honte de mon ignorance. Depuis quelques mois, j'ai décidé de changer de peau. Je n'aime pas être avec les pauvres, les faibles de la classe. Je veux être dans les premières places du classement, comme les Français.
Le maître est content du débat sur la propreté qu'il a engagé ce matin. Il encourage à coups d'images et de bons points ceux qui ont bien participé.
A la fin de la matinée, au son de cloche, à demi assommé, je sors de la classe, pensif. Je veux prouver que je suis capable d'être comme eux. Mieux qu'eux. Même si j'habite au Chaâba.
(...)
Deux heures. A nouveau dans la classe. L'après-midi passe doucement. Mes idées sont claires à présent, depuis la leçon de ce matin. A partir d'aujourd'hui, terminé l'Arabe de la classe. Il faut que je traite d'égal à égal avec les Français.
Dès que nous avons pénétré dans la salle, je me suis installé au premier rang, juste sous le nez du maître. Celui qui était là avant n'a pas demandé son reste. Il est allé droit au fond occuper ma place désormais vacante.
Le maître m'a jeté un regard surpris. Je le comprends. Je vais lui montrer que je peux être parmi les plus obéissants, parmi ceux qui tiennent leur carnet du jour proprement, parmi ceux dont les mains et les ongles ne laissent pas filtrer la moindre trace de crasse, parmi les plus actifs en cours.
" Nous sommes tous descendants de Vercingétorix !
- Oui, maître!
- Notre pays, la France, a une superficie de...
- Oui, maître!"
Le maître a toujours raison. S'il dit que nous tous descendants des Gaulois, c'est qu'il a raison, et tant pis si chez moi nous n'avons pas les mêmes moustaches.
(Le jour où Monsieur Grand, l'instituteur, donne le classement, Azouz est second alors que ses camarades du Chaâba sont tous derniers. Le lendemain, Moussaoui et Nasser demandent des explications.)
"Alors ? dit Moussaoui en me fixant d'un œil malicieux et plein de reproches.
- Alors quoi ?" fais-je sans me douter le moins du monde de ce qu'il peut bien me vouloir.
Ses yeux se font lance-roquettes et, méprisant, il lâche :
"T'es pas un Arabe, toi !"
Aussitôt, sans même comprendre la signification de ces mots, je réagis :
"Si, je suis un Arabe !
- Non, t'es pas un Arabe, j'te dis.
- Si, je suis un Arabe !
- J'te dis que t'es pas comme nous !"
Alors là, plus aucun mot ne parvient à sortir de ma bouche. Le dernier reste coincé entre mes dents. C'est vrai que je ne suis pas comme eux.
Une terrible impression de vide s'empare de moi. Mon cœur cogne lourdement dans mon ventre. Je reste là, planté devant eux, et, sur mon visage, mille expressions se heurtent, car j'ai envie de pleurer, puis de sourire, résister, craquer, supplier, insulter.
Nasser intervient :
"Et en plus tu veux même pas qu'on copie sur toi !"
Un autre renchérit :
"Et en plus, t'es un fayot. Tu n'en as pas marre d'apporter au maître des feuilles mortes et des conneries comme ça ?"
Il ajoute :
"Et à la récré, pourquoi tu restes toujours avec les Français ?"
Chaque phrase résonne dans ma tête comme une porte que l'on défonce à coups de pied. J'ai honte. J'ai peur. Je ne peux pas crâner car je crois qu'ils ont raison.
Moussaoui me regarde droit dans les yeux :
"Je ne veux pas me battre avec toi, dit-il, parce que t'es un Algérien. Mais faut savoir si t'es avec eux ou avec nous ! Faut le dire franchement. (...) Tu vois bien que t'as rien à dire ! C'est qu'on a raison. C'est bien ça, t'es un Français. Ou plutôt t'as une tête d'Arabe comme nous, mais tu voudrais bien être un Français.
- Non, c'est pas vrai.
- Bon, allez, laissez-le tomber, fait Moussaoui. On ne parle pas aux Gaouris, nous."
Et ils s'éloignèrent, me méprisant de la tête aux pieds, comme s'ils avaient démasqué un espion.
Azouz BEGAG, Le Gone du Chaâba, 1986