Texte 2 :
Alfred de Musset continue sa présentation de la génération née au début du 19ème siècle : il explique les raisons historiques du mal de vivre romantique.
Cependant l'immortel empereur était un jour sur une colline à regarder sept peuples s'égorger ; comme il ne savait pas encore s'il serait le maître du monde ou seulement de la moitié, Azraël passa sur la route ; il l'effleura du bout de l'aile, et le poussa dans l'Océan. Au bruit de sa chute, les vieilles croyances moribondes se redressèrent sur leurs lits de douleur, et, avançant leurs pattes crochues, toutes les royales araignées découpèrent l'Europe, et de la pourpre de César se firent un habit d'Arlequin. [...]
Alors il s'assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d'un sang brûlant qui avait inondé la terre ; ils étaient nés au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides ; on les avait trempés dans le mépris de la vie comme de jeunes épées. Ils n'étaient pas sortis de leurs villes, mais on leur avait dit que par chaque barrière de ces villes on allait à une capitale d'Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde ; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins ; tout cela était vide, et les cloches de leurs paroisses résonnaient seules dans le lointain [...]
Trois éléments partageaient donc la vie qui s'offrait alors aux jeunes gens : derrière eux, un passé à jamais détruit, s'agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l'absolutisme ; devant eux, l'aurore d'un immense horizon, les premières clartés de l'avenir ; et entre ces deux mondes... quelque chose de semblable à l'Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l'avenir, qui n'est ni l'un ni l'autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l'on ne sait, à chaque pas qu'on fait, si l'on marche sur une semence ou sur un débris.
La Confession d'un enfant du siècle, Musset (1836)
Texte 3 :
Octave, héros de La Confession d'un enfant du siècle, confie à Desgenais, un ami dandy, le sujet de sa peine.
« Ô malheureux ! prends garde aux hommes ; tant que tu marcheras sur la route où tu es, il te semblera voir une plaine immense où se déploie en guirlande fleurie une farandole de danseurs qui se tiennent comme les anneaux d'une chaîne ; mais ce n'est là qu'un mirage léger ; ceux qui regardent à leurs pieds savent qu'ils voltigent sur un fil de soie tendu sur un abîme , et que l'abîme engloutit bien des chutes silencieuses sans une ride à sa surface. Que le pied ne te manque pas ! La nature elle-même sent reculer autour de toi ses entrailles divines ; les arbres et les roseaux ne te reconnaissent plus ; tu as faussé les lois de ta mère, tu n'es plus le frère des nourrissons, et les oiseaux des champs se taisent en te voyant. Tu es seul ! Prends garde à Dieu ! tu es seul en face de lui, debout comme une froide statue, sur le piédestal de ta volonté. La pluie du ciel ne te rafraîchit plus, elle te mine, elle te travaille. Le vent qui passe ne te donne plus le baiser de vie, communion sacrée de tout ce qui respire ; il t'ébranle, il te fait chanceler. Chaque femme que tu embrasses prend une étincelle de ta force sans t'en rendre une de la sienne ; tu t'épuises sur des fantômes ; là où tombe une goutte de ta sueur, pousse une des plantes sinistres qui croissent aux cimetières. Meurs ! tu es l'ennemi de tout ce qui aime ; affaisse-toi sur ta solitude, n'attends pas la vieillesse ; ne laisse pas d'enfant sur la terre, ne féconde pas un sang corrompu ; efface-toi comme la fumée, ne prive pas le grain de blé qui pousse d'un rayon de soleil ! »
En achevant ces mots, je tombai sur un fauteuil, et un ruisseau de larmes coula de mes yeux.
La Confession d'un enfant du siècle, II, chapitre 5, Musset (1836)
Texte 4 :
René, héros éponyme de Chateaubriand, est un jeune homme « né en avec le siècle », atteint du « vague des passions ».
Mais comment exprimer cette foule de sensa¬tions fugitives que j'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un œil solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre.
L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j'entrai avec ravissement dans le mois des tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incom¬plet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.
Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s'élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j'ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j'aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait ; je sentais que je n'étais moi-même qu'un voyageur ; mais une voix du ciel semblait me dire : « Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions incon¬nues que ton œil demande. »
« Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie ! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas , enchanté, tour¬menté, et comme possédé par le démon de mon cœur.
René, François-René de Chateaubriand (1802)
Texte 5 :
Julien Sorel est jeune homme d'origine modeste engagé comme précepteur par le maire de Verrières, M. de Rênal. Il rêve de gloire et s'évade dans la littérature. Il puise son imagination dans les Confessions de Rousseau ou les épopées napoléoniennes (Bulletin de la Grande armée, Le mémorial de Sainte Hélène).
Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. [...]
Julien, debout, sur son grand rocher, regardait le ciel, embrasé par un soleil d'août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L'œil de Julien suivait machinalement l'oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.
C'était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?
Le Rouge et le Noir, Stendhal (1830).