« La métathéâtralité dans le théâtre d’Aristophane »
Prise de notes suite à l’intervention de Pascale Brillet-Dubois, membre de l’Institut, académie des Inscriptions et Belles Lettres (PNF Rendez-vous de l’Antiquité 2024) mercredi 20 mars 2024
Questions problématiques :
* Comment penser la métathéâtralité dans l’Assemblée des femmes et envisager l’import de cette notion littéraire post-moderne pour le théâtre antique ?
* Comment ressaisir au mieux le contexte culturel et sensible de la mise en scène de l’Assemblée des femmes pour analyser sa dimension métathéâtrale ?
* Pour quelles raisons Aristophane attire-t-il l’attention sur l’artificialité de la comédie ?
* De quelle dénonciation la comédie se charge-t-elle ?
* Comment interpréter les scènes de travestissement ?
Mots-clefs : métathéâtralité – artificialité – costume – dénonciation politique – travestissement
L’Assemblée des femmes est une pièce comique dont la datation est estimée entre 393 et 391 avant JC, et présentée durant les concours. Il devait s’agir des Lénéennes, qui avaient lieu dans le théâtre de Dionysos, mais un peu avant les Grandes Dionysies, vers fin janvier. C’est une pièce de fin de carrière dont la structure n’est pas traditionnelle, notamment s’agissant de la parodos qui est déstructurée. La critique est en désaccord sur la présence de deux ou trois rôles de femme en plus du personnage de Praxagora. Dans tous les cas, en Grèce ancienne, seuls les hommes sont les acteurs d’une pièce. C’est une dimension sensible à prendre en compte car elle fonde un comique de situation et un point d’appui pour envisager la métathéâtralité.
Qu’appelle-t-on métathéâtre ?
Lionel Abel, en 1963, en est le grand théoricien, dans le cadre d’un discours structuraliste. Dans ses écrits, cela désigne un au-delà du théâtre. Ce sont tous les moments où le théâtre fait prendre conscience aux spectateurs qu’il est au théâtre. On fait sortir le spectateur de l’illusion. Il faut prendre garde néanmoins à l’usage de ce terme : tout finit par renvoyer à la théâtralité de la pièce. Pour Lionel Abel, il existe un théâtre purement mimétique, le théâtre antique tel qu’il est pensé par Aristote (théâtre mimétique), et un théâtre qui ménage une place pour la métathéâtralité. Une levée de boucliers des antiquisants a exprimé un refus fort pour importer la notion post-moderne de métathéâtre dans la littérature grecque et romaine.
A consulter : Anton Bierl, « New thougts on Metatheatre in Attic drama » in Paillard et Milanezi, Theatre and Metatheatre. Definitions, Problems, Limits, 2021 ? disponible en ligne.
Pour Anton Bierl, qui s’intéresse à Dionysos dans la tragédie, dès qu’un personnage évoque Dionysos, cela évoque la performance, donc quelque chose qui est au-delà de la représentation, et la divinité qui représente le théâtre. Le théâtre ne cesse d’être conscient de ce qu’il est. Dans l’article « New thougts on Metatheatre in Attic drama », il reprend des catégories de Karin Vieweg-Marks pour évoquer le métathéâtre dont voici les marqueurs principaux :
- Le théâtre envisagé comme lieu de l’action
- La mise en abyme : la pièce dans la pièce
- Les apartés, les adresses au public
- La référence aux composantes du théâtre : accessoires, costumes, rôles...
- La conscience de la distinction entre l’acteur et le rôle : le masque change la voix, la figure, la posture physique...
- La référence à d’autres genres, l’intertextualité.
Le métathéâtre peut se réduire à cette question : le spectateur a-t-il conscience ou pas qu’il est au théâtre ?
Les commentateurs littéraires résistent parfois au métathéâtre, au motif que la fiction n’existe plus dès lors que le spectateur a conscience d’être au théâtre. Anton Beard pense au contraire que c’est dans la conscience de l’illusion théâtrale que la fiction fonctionne le mieux. Il alerte sur le fait que le métathéâtre n’est pas une métapoétique. C’est une expérience de spectateur, non de lecteur. Il faut prendre en compte le contexte culturel, historique et le lieu de représentation.
Le titre de l’Assemblée des femmes, participe (ekklèsiazousai) d’un verbe faisant référence au cadre politique, doit nous interpeller :
- Le lieu de la fiction n’est pas le théâtre, mais le lieu de l’assemblée fictive devient un théâtre. Le verbe ekklèsiazô est polysémique : c’est tout autant prendre la parole à l’assemblée que s’adresser à quelqu‘un comme à l’assemblée.
- Il y a de nombreuses références à l’activité théâtrale : répétition, costumes (outranciers)...
S’agit-il pour autant d’une rupture de l’illusion ?
Dans l’Assemblée des femmes, les allusions intertextuelles sont nombreuses, tant à la paratragédie qu’à des parodies de chansons érotiques ou gaillardes (le chœur des vieilles femmes, le chant des vieillards...).
Problématique : Aristophane attire sans cesse l’attention par ses procédés sur l’artificialité de la comédie. Il suscite la conscience sans vouloir effacer la fiction. Est-ce pour mieux souligner ses innovations comiques et poétiques, la portée de son enseignement politique ou, au contraire, son désenchantement ?
I) Les jeux sur la compétence du spectateur
1. Des références à l’assemblée comme lieu politique
On mobilise les connaissances du spectateur sur l’assemblée par des références :
- Le titre de la pièce (ekklèsiazô).
- Le moment du jour : au point du jour, comme les réunions classiques des assemblées politiques.
- Le déroulement : on s’y précipite pour recevoir les 3 oboles donnés par décret récent dans la limite de 6000 participants. Il y a des rituels préliminaires, les sacrifices, les libations, la distribution de la parole.
- Le travers des orateurs : arguments, contre-arguments, invectives, coups-bas...
2. Des références à l’au-delà de la fiction comique
- Le moment du jour/de l’année : la pièce commençant juste avant l’aube, et, au vers 1154, le chœur, inquiet que les juges privilégient les derniers candidats aux premiers, apostrophe les juges. Nous sommes dans le contexte des Lénéennes : c’est une référence au déroulé du concours de comédies, pour peu que la pièce d’Aristophane ait été jouée tôt le matin, ce qui ne nous est pas connu.
- Les femmes prennent le temps de se préparer avant de faire leur incursion dans l’assemblée politique. On peut là encore dresser un parallèle avec le temps de préparation des acteurs de théâtre entre le proagôn, c’est-à-dire l’annonce de la pièce au public, et son début effectif. Ainsi se superposent le temps de la fiction dramatique et la mise en œuvre de la pièce (proagôn, temps de la pièce, temps des juges).
- Praxagora a vécu près de la Pnyx, a appris les ficelles de l’assemblée. Elle transpose ses compétences à la manière d’un comédien, rejouant les gestes, les codes et les mots.
- La série d’apostrophes ou de remarques à des personnages qui sont présents dans l’enceinte du théâtre mais qui ne sont pas des personnages fait aussi figure de métathéâtralité qui fait sortir le public de la fiction : les apostrophes au flûtiste (vv.890-892), aux spectateurs (vv.583-585), aux juges (vv.1154 sq), les komodoumenoi (= les personnalités athéniennes prises pour cibles) comme Agyrrhios.
- La paratragédie, c’est-à-dire l’imitation parodique de la tragédie, joue comme une référence métathéâtrale humoristique qui brise le temps de la fiction pure : elle peut être très développée, comme l’hymne à l’amant.
v.145 : l’exclamation de la deuxième femme qui voudrait bien prendre la couronne et parler pour ensuite boire un coup qui rejoint l’exclamation tragique.
Tous ces éléments sont censés réveiller le spectateur, provoquer un dédoublement cognitif, tout en ayant parfois un rôle pour la fiction.
3. L’activité théâtrale comme thème
Le premier prologue et la parodos sont le temps du travestissement et de la répétition générale des femmes. Elles arrivent en ordre dispersé, et le chœur est muet, ce qui est l’objet de blagues.
Au vers 72, Praxagora demande si tout le monde a sa barbe. Le chœur ne dit rien, alors que l’on attendrait qu’il s’exprime et réponde. Les attentes du spectateur sont ainsi déçues, détournées. A la place, on a plutôt un jeu sur le topos de la femme qui sort en douce de chez son mari. Les femmes sont caractérisées particulièrement par la relation qu’elles tissent avec leur mari. C’est une toile de fond de la relation conjugale, une peinture déformée des rapports entre les sexes. Praxagora crée une forme de suspense, en formulant son attente de l’arrivée de ses compagnes. Ces dernières finissent par arriver de plus en plus vite et de plus en plus en retard, mais au lieu de commencer à jouer dans le cadre de la répétition générale, elles s’assoient. Là encore, pour le public, c’est une forme de déception, un horizon d’attente brisé.
La parodos n’arrive que lorsqu’elles sont déguisées et partent rejoindre l’assemblée. C’est le monde à l’envers, et comme l’équivalent d’un deuxième prologue, d’une pièce à l’envers. De même, on a aussi une fausse fin : le banquet communautaire est appelé à être convoqué, mais c’est à un concours musical entre vieilles et jeunes auquel on assiste. La composition de la pièce n’étant pas traditionnelle, le subvertissement de la forme comique traditionnelle fonde la métathéâtralité.
Le thème du théâtre dans le théâtre est pleinement investi au début de la pièce. On assiste à la préparation d’une pièce politique, à la constitution du chœur, à l’entrée dans les rôles attribués. Cela nous apprend beaucoup sur le théâtre comique, qui devait laisser place à une part d’improvisation dans le théâtre antique si l’on se fie à la pièce, notamment à la répétition. Entrer dans un rôle est envisagé de multiples façons.
La dimension sensible des costumes mérite d’être prise en compte. Les acteurs, comme nous le montrent les vases grecs, portent des collants et des justaucorps. Ainsi la couleur de la peau pouvait être travestie par le costume et des jeux sur la blancheur de la peau sont à la naissance du comique. Contrairement au premier prologue, le second prologue développe une scène de travestissement, celui des hommes, mais il n’y a alors pas de dédoublement. Alors que les femmes se déguisent sciemment, les hommes n’ont pas conscience de jouer sur les stéréotypes de genre. Ils n’ont pas la duplicité dont se vantent les femmes. Dans la seconde parodos, on assiste au changement de costume des femmes, qui se dépouillent de leurs habits d’hommes. Chacun reprend ses attributs vestimentaires de genre alors que les rôles sociaux sont bouleversés.
Lors de la scène du défilé des objets que Chrémès donne à la cité (vv. 730-745), on assiste au travestissement d’un autre type de spectacle, le rituel des Panathénées. Les spectateurs, installés dans le théâtre de Dionysos, devaient comprendre cette référence, et poser en même temps leurs yeux sur la fresque véritable des Panathénées sur le Parthénon.
Le théâtre comique est donc une activité spectaculaire, mais comparable à d’autres activités, comme l’assemblée politique ou les processions religieuses. La pièce revêt donc une dimension ludique et réflexive sur ce qu’est un spectacle dans la Grèce antique.