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« Les femmes, ces hommes pires que les autres : obscénité et politique dans l’Assemblée des femmes »

mis à jour le 21/12/2024


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« Les femmes, ces hommes pires que les autres : obscénité et politique dans l’Assemblée des femmes »

 Episode 3

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Magali Le Sénéchal-Vidal (Lycée Bergson – Angers)

et Isaline Braquehais (Collège Alain-Fournier – Le Mans)

 

 

Le Plan national de formation Les Rendez-vous de l’Antiquité 2024 nous donne l’occasion de présenter, à l’ensemble des professeurs de l’académie, assumant l’enseignement des Langues et Cultures de l’Antiquité, une série de pastilles issues de prises de notes lors des conférences, master-class et ateliers suivis. Elles visent à éclairer les enjeux littéraires et historiques du théâtre d’Aristophane, notamment L’Assemblée des Femmes, et les problématiques induites par sa transmission dans le cadre scolaire. Il s’agit aussi pour chacun d’éprouver la vivacité et l’intérêt de la recherche contemporaine en littérature ancienne et de permettre de s’y plonger à la faveur de ce cycle de publications.

https://eduscol.education.fr/3981/rendez-vous-de-l-antiquite-l-assemblee-des-femmes-aristophane

 Episodes :

1)       « Les Femmes et la Guerre dans le théâtre d’Aristophane »

2)       « La métathéâtralité dans l’Assemblée des femmes »

3)   « Les Femmes, ces hommes pires que les autres : obscénité et politique dans l’Assemblée des femmes » 

mots clés : LCA, Aristophane, théâtre, femmes, politique, obscénité, tabou, outrance, accumulation, épuisement


  « Les femmes, ces hommes pires que les autres : obscénité et politique dans l’Assemblée des femmes » 

 Prise de notes suite à l’intervention de Anne de Crémoux, maîtresse de conférences de langue et littérature grecques, université de Lille (PNF Rendez-vous de l’Antiquité 2024), vendredi 22 mars 2024

 Questions problématiques :

* Comment appréhender l’obscénité d’Aristophane avec des yeux antiques ?

       L’obscénité est-elle destinée à faire rire les petites gens ?
       De quoi l’obscénité peut-elle être le révélateur ?
       * L’obscénité est-elle identique dans l’Assemblée des femmes que dans les autres              pièces d’Aristophane ?
       * Plusieurs lectures de l’Assemblée des femmes peuvent-elles coexister ?
       * L’obscénité peut-elle être une clef de lecture de l’Assemblée des femmes ?
       * L’Assemblée des femmes est-elle une pièce féministe ?
 
Mots-clefs : obscénité – tabou – outrance – accumulation – épuisement
 
     Introduction :

       Dans la comédie grecque ancienne, l’obscénité est le fil rouge de la lecture politique de l’assemblée, Jeffrey Henderson menant sur ce point la première étude d’importance. L’obscénité est ainsi la référence verbale du domaine de l’activité humaine frappée par des tabous, notamment les relations sexuelles et les excréments. Elle acquiert un pouvoir magique : elle met au jour ce qui est normalement caché, étant par nature extravertie. Etymologiquement, obscenus évoque l’idée de mettre sur la scène ce qui en principe n’y est pas, au moyen du lexique ou de figures variées.  L’obscénité n’est pas forcément vulgaire, mais elle dérange l’ordre établi. La comédie ancienne est coutumière de l’obscénité. Plusieurs vases italotes la représentent, par l’entremise de personnages aux ventre et fesses rembourrés, phallus visible.
 
Comprendre l’obscénité

      Les commentateurs postérieurs ont d’abord essayé de ne pas parler de l’obscénité, de la mettre de côté pour valoriser le côté politique d’Aristophane. Après les travaux de Jeffrey Henderson, il a plutôt été question de cohabiter avec elle en la replaçant dans une certaine tradition :
  • Les rites et cultes, notamment autour de Dionysos et Démeter, tolèrent la présence de cette obscénité (cf les processions phalliques représentées sur les vases).
  • La poésie iambique, tournée vers le blâme, comportent des passages obscènes (cf VIIe siècle, Archiloque étrillant ses ennemis qui se suicidaient à cause de ses iambes).
  • La farce dorienne ou mégarienne
  • Les petits spectacles de théâtre représentés dans la Grande Grèce qui auraient eu un contenu grossier voire obscène.
Les commentateurs ont aussi pu considérer que l’obscénité présente dans les pièces était destinée à une partie du public, particulièrement pour les petites gens qui trouvaient leur divertissement dans ce spectacle. 
 
     On reconnaît volontiers à l’Assemblée des femmes une grande dimension obscène, tant lors des scènes de Blépyros, des trois vieilles, que dans le contenu du banquet, qui a pu être interprété comme un contenu excrémentiel. S’y trouvent des obscénités plus directes que dans les autres pièces, avec des aspects plus dénotatifs ici que connotatifs. Il y a également moins de niveaux de langage, peu de métaphores ou d’euphémismes, dont l’absence rend l’obscénité moins poétique. A contrario, aux vers 5537-540 des Nuées, Aristophane indique que sa pièce est plus réservée, moins obscène que les autres.
 
Des essais interprétatifs de l’obscénité

     L’obscénité agit ainsi comme un fil de lecture, et structure les articulations de la pièce. On ne peut méconnaître les enjeux liés à la périodisation de la pièce : l’obscénité marquerait ainsi le déclin final de la comédie ancienne, laissant place à la comédie moyenne. Quelles interprétations ont sous-tendu l’étude de l’Assemblée des femmes, et particulièrement son obscénité ?
  • Une interprétation optimiste : les femmes représenteraient un retour à l’abondance, s’y jouerait une célébration du corps, en contraste avec la situation de guerre. Des problèmes d’approvisionnement en blé et en céréales ont dû avoir lieu durant la guerre de Corinthe. D’une certaine manière, les femmes proposent une sorte de réarmement démographique. 
  • Pour Jeffrey Henderson, l’idée égalitariste de Praxagora ne conduit pas au salut de la cité, mais bien à sa perte. Les obscénités montrent que la fantaisie ne marche pas, contrairement à d’autres pièces où l’obscénité est vue comme fantastique. Ici elle est violente. L’une des composantes de l’ironie d’Aristophane, fondée sur l’obscénité, consiste à montrer le fossé entre le plan rêvé et sa réalité. Les personnages n’ont pas d’opposants à leur projet, qui ne fait pas l’objet de débat. Au moment où le débat devrait structurellement se tenir, la scène de Blépyros qui défèque est présentée. L’obscénité sert de mise en garde à la mise en œuvre de certains plans.
  • Pour Suzanne Saïd et Malika Bastin-Hammou, l’obscénité qualifie la cité déjà existante et reflète sa corruption, le triomphe de la politique du ventre (cf les « citoyens-ventres » dans les Travaux et les Jours d’Hésiode). Elles commentent le mot valise final qui mélange tout et mime l’excrément. C’est une bouillie qui annule toute distinction. La pièce montre une comédie humaine au dernier stade de sa dégradation. La confusion totale incite à l’égoïsme et aux intérêts particuliers.
  • Pour Charalampos Orfanos, l’Assemblée des femmes revêt une grande dimension métathéâtrale. Avec les moyens du théâtre, les costumes, les déguisements, le poète confronterait la règle selon laquelle les citoyens mâles participeraient à l’assemblée et le lieu commun des hommes corrompus qui ressembleraient à des femmes. Il établirait une correspondance entre la prise de pouvoir par les femmes et les « femmelettes » au pouvoir à Athènes. Lors de la scène du travestissement, Praxagora se déguise en beau jeune homme (vv.427-429), en écho avec l’idée selon laquelle l’orateur est un vendu, une prostituée (vv.110-114). Les distinctions de genres et d’âge s’effacent.
 
L’obscénité, symptôme d’un corps politique malade

     La pièce se fait très insistante sur la défécation, représentant deux tabous et deux instincts de l’homme, se nourrir et se reproduire. Les obscénités sont liées à des topoi misogynes. Le propos misogyne est un moyen d’attaquer les hommes. Les femmes sont toutes obsédées et ivrognes. Tous les éléments sont poussés à outrance. Trois thèmes gravitent autour du corps souffrant : les flatulences, la toux et la défécation. Pour Anne de Crémoux, il faut réussir à s’extraire du sens dénotatif de certaines obscénités. Lorsque Blépyros défèque, la taille de ses excréments montre que son corps est frappé par des anomalies, il est souffrant. Il dit qu’il craint qu’on le voie, ce qui est tout à la fois un indice archéologique du problème des toilettes dans l’Antiquité qu’une référence métathéâtrale. Le corps de Blépyros est dans l’accumulation, la non-évacuation. De même, les vieillardes ne sont pas revigorées, comme l’on s’y attendrait, par la jeunesse de l’homme. Elles ont là encore un corps maladif. Les instincts corporels sont soulignés mais ne versent pas dans le plaisir. Le programme de Praxagora aboutit à un épuisement des corps individuels, tout autant qu’un épuisement du corps politique. Chrémès et Blépyros ont peur de coucher avec les femmes, ce qui est anormal chez Aristophane. Ils ont peur d’être épuisés. De même, le jeune homme que les vieilles prennent d’assaut a peur d’être épuisé, ce qui mettrait en péril sa capacité à avoir des enfants. Or, le corps épuisé a pour corollaire la non capacité de la cité à se renouveler, alors que la cité est en déficit natal. 
Daniel Augé analyse le mot-valise à la fin de la pièce : le langage est inarticulé. Or si le langage est inintelligible lors du banquet donc lors du temps de discussion, la cité perd toutes ses fonctions critiques essentielles à la vie de la démocratie, donc au débat. La cité devient un oikos au premier sens du terme, une maison sans organisation politique. 
Ainsi, le corps épuisé semble être le point de départ vicié du programme de Praxagora. Lors de la répétition du prologue, une femme indique qu’elle va, à l’image des hommes, boire dès qu’elle aura pris la parole (vv. 135-139). Quand les hommes font de la politique, ils ne font que répondre à leurs instincts. 
 
Conclusion

     Les femmes dans les pièces d’Aristophane réinterprètent le discours politique des hommes, mais le propos est sombre : Aristophane défait sans faire, sans proposer de programme politique, sinon qu’il souhaite la paix. Le plan des femmes est un miroir des hommes. Ainsi, ce n’est pas une pièce féministe. Les femmes cristallisent tous les défauts des hommes. Il y a une sorte de circularité comique : le corps obscène est le point de départ et l’arrivée de cette construction. La misogynie est un moyen de reprendre les topoi classiques pour montrer ce que sont les hommes en pire.
 
    

 
       
 
contributeur(s) :

Magali Le Sénéchal-Vidal et Isaline Braquehais

information(s) pédagogique(s)

niveau : tous niveaux

type pédagogique : connaissances

public visé : enseignant

contexte d'usage :

référence aux programmes :

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