Il existerait donc une « doctrine platonicienne de la liberté »... Une telle thèse a de quoi surprendre parce qu'il n'est pas rare d'entendre ou de lire que Platon se serait désintéressé de la liberté comme telle, pour en rester à la dimension politique de celle-ci, sur fond de prise de position clairement anti-démocratique. Les textes de Platon utilisent pourtant à maintes reprises la notion de liberté (« eleutheria »), ce qui conduit Robert Muller à restituer le sens et la cohérences philosophiques de ces approches multiples.
La première partie, intitulée « La liberté en question », aborde « eleutheria » dans le contexte grec, pour montrer par exemple que la présence dans l'Iliade ou l'Odyssée du destin ou de la nécessité ne dispense pas l'agent d'actions effectuées « volontairement » ou « de plein gré » (p. 61-62). Dès lors, insister comme on le fait parfois sur l'absence d'une véritable thématisation du « libre arbitre » dans « le monde grec » ne peut tenir lieu de verdict, car une assertion de ce type ne peut légitimement être que le point de départ d'une enquête minutieuse. Robert Muller s'intéresse alors au sens de « eleutheria » dans le sillage de l'opinion démocratique, qui renvoie globalement au registre du « faire ce que l'on veut » critiqué par Platon.
La deuxième partie, intitulée « La fondation philosophique de la liberté », est centrée sur la liberté de l'âme comme autonomie, ou possibilité de se « déterminer » à quelque chose, ce qui invite à considérer la pensée de Platon à la lumière de la question du sujet : « que peut-il bien y avoir, derrière les divers visages et actes de l'être humain, au fond de lui-même, qui explique cette étrange exigence d'être « délivré » de toute entrave ? » (p. 140). La liberté comme réalité se manifeste alors à titre de liberté de l'esprit, dans l'exercice de la dialectique comme « science des hommes libres » (p. 175), qui « n'existe que dans la distance de l'esprit par rapport à ses propres procédés et contenus, soit dans un rapport actif de l'esprit à la vérité » (p. 175 également). De là, en un dernier moment de cette deuxième partie, l'auteur considère l'articulation entre vérité, science, et liberté de l'esprit.
Ce n'est donc que dans la dernière partie, intitulée « Les conséquences », que les aspects proprement politiques de cette liberté, qui est fondamentalement liberté de l'âme, sont développés, en un itinéraire qui prend notamment soin d'éclairer chemin faisant les perspectives propres à la République, aux Lois et au Politique. La dimension politique de la liberté ouvre sur la question de la possibilité d'un progrès dans l'histoire, question qui à son tour invite à la méditation du destin de l'humanité à partir de la catégorie de « jeu », dans l'optique d'une indétermination résiduelle.
On aura compris que cet ouvrage articule sans cesse les notions qui sont au cœur des programmes des séries générales et technologiques, pour produire patiemment la thèse selon laquelle il existe bien une doctrine platonicienne de la liberté, sans cependant dissimuler les aspérités qui subsistent. Eloignée de tout dogmatisme, la démarche questionne des textes souvent retors, parfois difficilement unifiables, en insistant toujours sur le contexte d'apparition de tel ou tel propos (contre une lecture qui « picorerait » çà et là des formules immédiatement « accrocheuses », dans l'irrespect de la continuité dialectique qui leur a donné naissance), sans du tout céder aux séductions d'une érudition repliée sur elle-même, car le « sens du problème » anime en permanence cette enquête vivante.
Au risque d'un éparpillement infidèle à la méthode de l'auteur, il est important de dévoiler quelques problématisations stimulantes, et qui « donnent à penser » en vue de la construction de nos leçons :
La fameuse distinction entre « monde sensible » et « monde intelligible » est au mieux une commodité, le fameux « monde intelligible » étant une expression qui se trouve en réalité chez Philon ou chez Plotin (Ennéades, II, 4, 4, 8 ; V, 9, 9, 7), même si le Timée (92 c, voire 29 b), sans utiliser littéralement l'expression, peut en un sens être considéré comme l'origine de cette appellation (p. 141).
Contre ce que l'on appelle trop rapidement « la tripartition de l'âme » : « pas plus qu'elle n'est, une fois pour toutes, simple ou tripartite - l'âme n'a pas à être une nature parfaitement définie pour donner sens à l'aventure humaine et fonder l'action » (p. 146, mais consulter principalement les p. 86-94).
Contre un Platon « répressif » en matière de désir : « il est juste que le « cœur » soit sensible à l'honneur, que le désir désire, tout autant qu'il l'est que la raison pense » (p. 127).
Malgré certains résumés de l'approche platonicienne de la science, la saisie contemplative des Idées n'est pas incompatible avec une certaine liberté, bien entendu irréductible au bon plaisir comme règne de l'arbitraire (p. 177). Autrement dit, l'identification de la vérité n'exclut pas par principe la liberté.
Le parallélisme entre « hiérarchie de l'être » et « degrés de la connaissance » est par ailleurs discutable (p. 180).
Lorsque la fameuse « critique platonicienne de la démocratie » est évoquée, il convient de manière analogue d'avoir quelques nuances (développées p. 76, 235, 242) présentes à l'esprit. Il en est de même pour le rôle de l'Etat : « la politique platonicienne ne se réduit pas à être un appendice de la théorie morale » (p. 215) ; « l'Etat n'a pas le pouvoir de rendre les hommes vertueux, mais cette impuissance ne justifie en aucune façon qu'on se désintéresse de la politique » (p. 216) ; « L'obéissance à la loi ne peut donc être en soi une perfection pour l'âme individuelle » (p. 218).
Calliclès et Thrasymaque ne peuvent être substitués l'un à l'autre, au vu de leurs positions finalement distinctes (p. 82, note 4).
L'approche platonicienne de l'égalité dans le champ politique, et donc de la division des classes, est éminemment complexe (p. 238, note 4).
L'histoire selon Platon n'est pas réductible à la pure et simple décadence (p. 259-264).
Contre la fameuse révolution cartésienne résumée dans le projet de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (sixième partie du Discours de la méthode, 2e alinéa), il s'agit non seulement d'insister sur « comme » - qui, dans la célèbre formule de Descartes, marque bien une proximité, sur fond de différence irréductible cependant [sur ce point, consulter : Pierre Guénancia, Descartes, chapitre trois : « La machine », Paris, Bordas, 1986, p. 84-85] - mais encore d'insister sur l'idée que « l'antiquité grecque » pouvait proposer une vision positive de la technique et du travail humains, au point que la notion de « domination » de la nature ne soit pas aberrante (p. 62).
Sans du tout « faire doctement la leçon », cet ouvrage « bouscule » de manière tout à fait salutaire le Platon que nous avons tendance à figer, parce que nous subissons de plein fouet des interprétations que nous considérons comme indépassables. Les livres de Platon, pleins de vivacité et de chausse-trappes, méritent incontestablement mieux qu'une pétrification obséquieuse. Robert Muller invite à redécouvrir tous ces ouvrages sur le mode de l'étonnement à la fois rigoureux et audacieux. Et il est vrai qu'un Platon dogmatique, reconstruit sous la forme d'une imposante statue du commandeur, a toutes les chances de susciter dans nos classes une attitude quelque peu goguenarde ; en revanche, la présentation de l'intérieur de la dialectique comme questionnement en acte, toujours menacé par l'aporie, contribue à sa manière à l'exercice réfléchi du jugement, dans l'ordre de l'accès à une culture philosophique initiale.
Redacteur : Blaise BENOIT