Conférence de LA SOCIÉTÉ NANTAISE DE PHILOSOPHIE du
8 décembre 2006
Jacques RICOT : Le bonheur est-il le but de l'existence ?
Merci, Jacques Ricot, pour ce propos à la fois savant et médité.
D'emblée vous distinguez les Anciens, pour qui le bonheur est assurément le souverain bien, et les Modernes pour qui cela ne va plus de soi. Mais pourquoi l'existence devrait-elle avoir un but, demandez-vous, plutôt que de persévérer spontanément dans son être, ce à quoi on ne peut rien objecter puisque nul n'est obligé de philosopher, la position -ou la situation, plutôt- de l'imbécile heureux étant apparemment inexpugnable ?
Mais philosophons, dites-vous décidément : que voulons-nous lorsque nous recherchons le bonheur ? « Quelque chose de complexe et de confus », dit Bergson, et qui fait l'objet d'« un idéal de l'imagination » et non pas de la raison, dit Kant. Mais on peut quand même distinguer deux voies vers le bonheur : le plus de satisfaction possible (comme chez les Cyrénaïques) et le moins de satisfaction possible (comme chez les Cyniques), notre époque qui fait l'apologie du mouvement et du changement incessants se reconnaissant dans la première voie, alors que la seconde est celle de l'ascétisme ou de la pratique des vertus, ce qui semble bien éloigné de nos préoccupations contemporaines.
Puis, vous revenez à l'imbécile heureux pour vous demander ce que nous pouvons lui objecter, surtout que nous pouvons tous faire le constat, avec Kant lui-même, que la raison ne peut rendre heureux, la lucidité faisant assurément le malheur.
Mais ne pourrions-nous pas préférer au bonheur d'autres buts, comme la vérité et la liberté (comme Descartes, par exemple) ou encore la justice, comme les Anciens y insistaient, notamment Platon pour qui il vaut mieux subir le mal que le faire et être puni plutôt que non si on l'a fait, pour que l'harmonie soit rétablie dans notre âme, ce qui rendrait, à coup sûr, heureux. Cependant l'amitié ne serait-elle pas la voie la plus sûre, à condition qu'elle ne soit pas seulement utile et même plaisante mais aussi vertueuse (comme y insiste surtout Aristote cette fois), ce qui finalement accorderait la vertu et le bonheur. Mais la statue de Kant commande de les dissocier absolument : la recherche du bonheur n'étant que la morale des fripons égoïstes et adroits, alors que la vertu est la seule fin désintéressée et donc réellement morale et qui peut, sinon nous rendre heureux, en tout cas dignes de l'être.
Cependant cela peut nous laisser sur notre faim, dites-vous pour en venir à un quatrième concurrent, très sérieux car il s'agit du suicide, qui pourrait, au moins, être une issue à un malheur insurmontable. Mais tenant qu'il n'y a pas pas de suicide heureux, vous en revenez à l'indétermination propre à la notion de bonheur (que vous aviez préalablement signalée), ce qui ne doit surtout pas mener les philosophes à laisser la recherche du bonheur aux charlatans qui prolifèrent aujourd'hui.
Vous concluez alors, en faisant quelques propositions dont l'essentielle est de rappeler l'homme à sa finitude, à laquelle il faut consentir si l'on prétend encore au bonheur, en évitant à tout prix l'hédonisme tourmenté, obsédé par l'idée de la mort alors que c'est parce que nos jours sont comptés qu'ils comptent, dites-vous avec Kierkegaard, le bonheur ne se pouvant que d'assumer le malheur, en advenant « par surcroît » (comme le dit Aristote), comme ce qui est mérité, sans doute, mais aussi et surtout comme ce qui nous échoit, à condition de vivre dans un présent qui soit à la fois mémoire et anticipation (en écho à Bergson encore une fois).
Rédacteur Joël GAUBERT