Nous vous remercions, monsieur Ferrari, de nous avoir si clairement et fermement reconduits aux sources théoriques d'un problème politique qui se pose de façon si urgente aujourd'hui.
Après avoir évoqué les débuts difficiles des rapports entre le républicanisme et le cosmopolitisme au XVIIIè siècle (notamment chez ROUSSEAU), vous vous êtes attaché à en mettre en évidence la fécondité dans la pensée kantienne, en commençant par reconstruire l'Idée de République selon KANT, à la fois dans sa généalogie et son idéal-type : la République est un État de droit qui promeut la liberté et l'égalité des citoyens selon la loi, en un progrès conduisant à la paix universelle. C'est dans la logique même qui structure un tel progrès vers la paix dans et par la liberté et l'égalité que se noue le lien étroit entre République et cosmopolitisme, l'institution de la République intra-étatique conditionnant la réalisation de la paix inter-étatique.
Vous avez ensuite insisté sur la tension conceptuelle qui se trouve au coeur même de l'Idée de droit cosmopolitique selon KANT, puisqu'il semble d'abord hésiter entre deux conceptions : la version haute et forte d'une République universelle supprimant la pluralité des États, telle que l' « Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopotique » la préfigure en 1784 ; et la version basse ou faible d'une confédération des États, voire d'une simple conférence des nations, qui demeureraient dans leur diversité. Mais cette hésitation se trouve finalement tranchée par KANT (dans « Projet de paix perpétuelle » en 1795, puis « Doctrine du droit », 1797) de façon, avez-vous dit, décevante ou déceptive, le droit cosmopolitique semblant alors être réduit au droit de commerce pour les États et au droit des étrangers pour les particuliers : si la paix perpétuelle demeure encore le souverain bien politique, le moyen de l'atteindre en paraît bien diminué dans son effectivité historique, puisque le républicanisme intra-étatique ne semble plus devoir immanquablement conduire au cosmopolitisme inter-étatique. La réalisation de la paix cosmopolitique se trouve alors remise a un espoir de type moral, lui-même subordonné, finalement, à une espérance de nature théologique.
Vous concluez sur le contraste entre l'enthousiasme de KANT pour l'idée de double nationalité (nationale et cosmopolite) et le minimalisme de ses propositions de fait, tout en soulignant l'audace de la raison philosophique qui nous engage ici à penser et pratiquer la double tâche infinie du républicanisme et du cosmopolitisme.
ÉLÉMENTS DU DÉBAT
La question a d'abord été posée de la nature exacte de la motivation du rejet final par Kant de l'idée d'une République universelle : faut-il y voir, comme Kant nous y appelle lui-même, l'expression théorique de la crainte historique de l'avènement d'un despotisme mondial, ruineux pour la souveraineté des peuples comme pour l'autonomie des citoyens, ou bien peut-on y entrevoir la préfiguration d'une reconnaissance d'un droit des nations à faire valoir juridiquement et politiquement leurs spécificités respectives ? Le propos kantien semble bien être constamment arrimé à l'exigence politique de la promotion de la liberté instituée et non pas au souci culturel de la sauvegarde des identités constituées, comme le montre son opposition à la double postulation romantique d'un génie irréductiblement propre aux nations (thèse issue de Herder, dans « Une autre philosophie de l'histoire », 1774) et d'une « monarchie universelle » susceptible de les subsumer (conception provenant de Hölderlin, Schelling et Hegel, dans « Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand », 1796).
Le débat s'est ensuite progressivement infléchi vers la signification du mondialisme contemporain quant au principe cosmopolitique : faut-il voir dans l'actuel mercantilisme mondial un phénomène d'ordre strictement économique et social sans rapport aucun avec l'idéal éthico-juridique du cosmopolitisme pacifiste (auquel il ferait violence, comme de l'extérieur), ou bien une figure ou présentation historique particulière de l'Idée cosmopolitique elle-même, qui s'y manifesterait sous la forme réductrice, et donc violente, d'une politique de la puissance propre à l'entendement calculateur ? N'est-ce pas la nature comme la destinée des Lumières elles-mêmes qu'il faut ici interroger : celles-ci sont-elles univoquement ordonnées à un projet d'éclairement et d'émancipation, ou bien ne sont-elles pas travaillées par une tension théorique interne, grosse de conséquence sur le plan historique ?
On peut, en effet, opposer à une représentation monolithique des Lumières une conception tridimensionnelle qui essaie d'en restituer la richesse théorique et la fécondité historique. L'affrontement central entre l'optimisme scientifique et technique de l'Encyclopédie (issu de Descartes et de l'empirisme anglais) et le pessimisme historique et culturel de Rousseau (anticipant la réaction sentimentale du Romantisme) a suscité la tentative kantienne d'une synthèse. Dans les Propositions 7 et 8 de l' « Idée d'une histoire universelle ... » qui examinent et jugent le XVIIIè siècle, Kant présente une distinction entre la civilisation matérielle et la culture morale qui subordonne la maîtrise technique de la nature et pragmatique de la société à la maîtrise politique et éthique du soi collectif et personnel. Une telle articulation constitue la véritable condition de la conversion morale d'une vie commune d'abord pathologiquement extorquée, et donc d'une société administrant le droit de façon universelle sur les plans à la fois national et international. La référence cosmopolitique d'aujourd'hui ne pourrait-elle pas s'instruire d'une telle synthèse critique pour espérer remédier aux pathologies issues de l'affrontement binaire entre la mondialisation technico-économique administrée par un entendement calculateur (de nature analytique) et la fragmentation historico-culturelle alimentée, en réaction, par un sentiment identitaire (de type herméneutique), en tâchant de subsumer la diversité des revendications culturelles sous l'unité d'une idée juridico-politique susceptible de les reconnaître tout en en limitant les prétentions respectives et conjointes à la supériorité et surtout l'exclusivité ?
Un tel souci de la résolution théorique et historique de l'antinornie formée par l'universalisme civilisationnel de l'entendement juridique formel et le différencialisme culturel du sentiment éthique substantiel ne peut que déboucher sur la question du sujet du devenir-monde de l'Idée cosmopolitique. Pour échapper à l'opposition stérile entre la conception libérale-procédurale d'un « processus sans sujet » (voir Habermas, « L'intégration républicaine », pp. 269-274), qui vouerait destinalement l'humanité à un cosmopolitisme fédéral de type post-national, et la représentation communautarienne-substantielle de ce que l'on pourrait appeler des « sujets sans processus », dont la crispation identitaire déclare indépassable les génies nationaux (ou culturels), ne serait-il pas envisageable et souhaitable de redonner sens à un républicanisme cosmopolitique qui tâcherait d'éviter l'affrontement meurtrier du mondialisme instrumental et du nationalisme sentimental en oeuvrant à un internationalisme des États Unis dont les véritables sujets ne sauraient être que les peuples exerçant leur souveraineté et les citoyens et personnes soucieux de leur autonomie publique et privée ? N'est-il pas de plus en plus urgent de travailler à refonder la raison politique et historique comme raison pratique en oeuvrant conjointement à la formation (c'est-à-dire à l'instruction et l'éducation, la première devant fonder la seconde) de la volonté publique et de la volonté individuelle, pour que le cosmopolitisme qui vient soit réellement porteur d'une paix éclairante et émancipatrice ? Ne serait-ce pas la meilleure façon de fêter le bicentenaire de l'Idée conjointement républicaine et cosmopolitique que de tâcher de témoigner ainsi de l'intempestive actualité de la raison philosophique ?
Rédacteur (de la synthèse) : Joël Gaubert