Les croyances idéologiques sont des croyances qui précédent la science et s'opposent à elle, et qui sont progressivement réfutées et donc éliminées par celle-ci, pour autant, bien entendu, que la science est diffusée auprès de tous. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure la religion est affectée par ce processus destructeur et, spécialement, par la théorie de l'évolution : toutes les croyances religieuses doivent-elles être abandonnées et cette théorie impose-t-elle, de droit en quelque sorte, l'athéisme, cet athéisme auquel Darwin lui-même était parvenu à titre personnel sur la base de ses travaux ? Je ne le pense pas.
Je rappelle d'abord que le message philosophique complet que l'on peut tirer de cette théorie, en y intégrant donc La filiation de l'homme (et non seulement L'origine des espèces), est le suivant : l'homme est un produit de l'évolution de la nature matérielle et donc il n'en est qu'une forme, quelle que soit la spécificité de cette forme par rapport aux espèces qui l'ont précédée (la pensée, la morale). Le darwinisme impose donc, de mon point de vue, un monisme matérialiste qui unifie la réalité sous la catégorie de matière, une matière en transformation permanente et dont l'homme est le résultat le plus complexe. Parallèlement, on l'aura deviné, il repose sur un athéisme méthodologique, purement privatif, qui est celui de toute science : la connaissance scientifique se passe de Dieu dans son investigation du réel et procède à une laïcisation complète de notre représentation de la nature dont l'homme fait partie. Quel impact a-t-il alors sur les croyances religieuses ?
Je précise tout de suite que tout religion envisagée théoriquement (je laisse de côté son aspect pratique et communautaire) comporte une conception du monde et de l'homme qui est double : 1 Ce qui la spécifie (je pense ici prioritairement aux trois grands monothéismes aujourd'hui vivants) c'est l'affirmation d'une transcendance surnaturelle, d'une réalité autre et supérieure à la réalité que l'homme peut appréhender par ses sens et connaître par la science, et qui fournit à celui qui s'interroge métaphysiquement sur le réel une réponse à une triple question : celle de l'origine absolue ou première du monde, celle de sa finalité dernière et, du coup, celle de son sens. C'est la croyance en un Dieu créateur qui fournit ici la réponse. 2 Mais la religion, aucune religion, ne s'est pas contentée dans l'histoire de cela, et on oublie régulièrement ce point : elle comporte aussi une représentation de la nature et de l'homme à un niveau empirique ou physique (au sens large), elle se prononce donc sur la réalité dont s'occupe la science dans un procès de connaissance indéfini, à savoir la matière inanimée, le vivant et l'homme. C'est ainsi qu'il y a eu une cosmologie chrétienne qui plaçait la terre au centre du monde, une conception de l'origine des espèces affirmant qu'elles provenaient d'un acte de création immédiat de Dieu, et qu'il a encore une conception de l'homme comme transcendant la matière puisque doté d'un esprit immatériel ou d'une âme - tout cela étant fourni par un texte révélé, la Bible (ou le Coran pour les musulmans).
On aperçoit alors le problème que j'ai posé et on soupçonne sans doute sa solution. Les croyances religieuses entrent directement en compétition avec la science et, ici, avec la théorie de l'évolution, au second niveau, quand elles se prononcent sur la réalité physique (toujours au sens large) investie par la science et elles doivent nécessairement céder la place à celle-ci. Entre une croyance et un savoir portant sur le même objet, c'est à la croyance de s'incliner. C'est ainsi que l'Eglise catholique a officiellement renoncé au dogme de la Genèse tel qu'on le trouve énoncé dans la Bible, par l'intermédiaire de Jean- Paul II en 1996 qui a affirmé que l'évolutionnisme était « plus qu'une hypothèse », ruinant ainsi des siècles de croyance à ce propos - ce qui n'est pas le cas, j'en profite pour l'indiquer, de l'Islam. Le problème est que, simultanément, le pape a restreint la portée de cette reconnaissance en la limitant au corps humain : pour lui l'âme reste d'origine divine et transcende le corps. Il a même affirmé que de la matière à l'esprit il y a un « saut ontologique » qu'aucune explication scientifique ne saurait combler, ajoutant qu'aucune science ne pouvait rendre compte de la morale et de la dignité de la personne humaine. Or c'est là encore une croyance qui contredit le message complet de Darwin : l'évolution inclut l'esprit humain, dont il a dit très tôt qu'il n'était qu'une « fonction du corps » et sa théorie entend rendre compte de l'apparition de ce qu'il y a de plus haut en l'homme, la morale, celle-ci étant comprise comme un fait d'évolution, donc comme une compétence naturelle de l'homme développée par son histoire culturelle ; et l'on sait que les sciences cognitives, articulées sur la biologie la plus récente, vont dans ce sens. Je vous renvoie aux travaux de J.P. Changeux sur les fondements naturels de l'éthique. Les spiritualisme chrétien réaffirmé apparaît donc en contradiction avec le matérialisme scientifique.
Par contre, au premier niveau la situation est toute différente. Nous sommes en présence de la dimension métaphysique du réel, sur laquelle aucune science, par définition, ne saurait se prononcer : nous le savons depuis Kant, c'est là un domaine de croyance et non de savoir possible. On voit alors que la théorie de l'évolution, si elle implique bien un athéisme méthodologique et une critique des croyances religieuses portant sur le monde physique, ne saurait imposer un athéisme métaphysique, positif ou dogmatique. C'est ce qu'a avoué Darwin lui-même lorsqu'il a dit, avec un grande lucidité : « Le mystère du commencement de toutes choses est insoluble pour nous.» Nous savons que l'homme est issu de nature, mais nous avons donc le droit d'ajouter Dieu en amont et d'y croire, mais à deux conditions : 1 Il faut, dans ce cas, savoir qu'on croit et non croire qu'on sait ; ce qui implique aussi que l'on respecte la croyance inverse, l'athéisme, en un monde se suffisant à lui-même. 2 Il ne faut pas que l'addition religieuse se paie d'un soustraction scientifique : elle ne doit pas interférer avec la science, elle doit en accepter tous les résultats positifs comme toutes les conséquences philosophiques, même si celles-ci la dérangent ou la menacent. C'est ainsi que, en distinguant les plans, on respectera, dans l'enseignement en particulier, les droits à la fois de la science et de la croyance religieuse.