Espace pédagogique

Rubens, L'érection de la croix

Le texte de présentation des pistes pédagogiques du fascicule en préparation pour la question limitative du baccalauréat, option facultative.

Comme l'auteur du dossier le souligne, œuvre originale par son sujet, L'Erection de la Croix, annonce l'avènement de la période baroque. Période dont Rubens deviendra l'un des phares comme il fut le héraut des partisans du coloris dans la querelle qui les opposa à ceux du dessin. Mais son œuvre immense ne se réduit pas à l'illustration d'un style ou d'une théorie. Si elle a retenti jusqu'à nous c'est qu'en accomplissant à sa mesure l'idéal artistique de la renaissance, elle anticipait aussi sur la révolution du regard qui émancipera la peinture de sa subordination aux sujets littéraire, biblique ou historique et qui aboutira au sacre de la picturalité. 

Le dossier, sans en faire une étude universitaire, fournit des éléments de contexte historique et de réflexion esthétique susceptibles d'éclairer les élèves sur cette dimension annonciatrice de l'œuvre de Rubens. Nous reviendrons ici sur quelques points de réflexion artistique et sémantique et notamment ceux que nous livre l'association des mots « baroque » et « modernité ».

Le Théâtre du monde

La métaphore en usage pour décrire le monde baroque est celle d'un théâtre. Non plus théâtre à l'italienne préservant l'écran de la représentation mais théâtre total sans rideau de scène où les hommes sont à la fois les acteurs et les spectateurs de leur propre vie jouée pour l'amour d'un dieu rédempteur mais regardant, juge des parades et des mascarades. Théâtre englobant, intégrateur et troublant, qui affirme son emprise dans les jeux d'illusions, instille l'osmose entre le naturel et l'artificiel, escamote les socles et les cadres, attribue au fond un rôle incertain, consomme la fusion des genres et des catégories.

Captiver

C'est donc par la mise en scène que le baroque s'impose avant tout, l'architecture agrégeant les autres domaines artistiques qui participent à son décor. Théâtre de propagande, il est aussi l'arme de la contre-réforme et se concrétise dans un style qui utilise toutes les ressources communicatives de la figuration. Le dossier nous rappelle que suivant les préceptes du concile de Trente, qui avait restauré la vénération des images, les jésuites encouragèrent toutes les voies d'incarnation iconique susceptibles d'offrir un accès sensible à la croyance. Si le naturalisme pathétique aura été l'un des traits dominants de cette incarnation, le classicisme français lui donna une toute autre expression, glorifiant l'icône tout en la dépouillant sur un fond de raison. Loin de ce dessein pictural qui en appelait à l'ascèse intellectuelle, le triptyque d'Anvers illustre la version exubérante et flatteuse d'un art apologétique qui pour être efficace se doit d'être captivant. Version que l'histoire retiendra sous le nom de baroque.

« Baroque » ?

Concernant le mot « baroque », il serait bien présomptueux, au delà de l'abondante littérature qui y réfère, de tenter d'en définir péremptoirement les contours étymologiques. Confronter les hypothèses émises sur l'origine du mot constitue déjà un jeu baroque, une excursion repoussant la perfection d'un exercice définitif. Pour la plupart des auteurs, le mot français dérive du portugais « barroco », terme qui, en espagnol, donne « barrueco », « barueca », ou « berrucco » selon la localité de l'idiome, toutes variantes ayant pour paternité le mot latin « verruca », (verrue) excroissance indésirable dont il aurait conservé l'image pour la projeter sur des objets de formes bizarres et tourmentées. C'est dans ce sens qu'au XVIe siècle il appartient au vocabulaire de la joaillerie, qualifiant une perle dépréciée par une forme irrégulière, avilissante.
D'autres érudits s'accordent avec les encyclopédistes pour faire remonter le mot au « baroco » des logiciens de la scolastique. Formule mnémotechnique qui, comme les « barbara », leur servait à classer les syllogismes selon l'alternance des propositions positives et négatives qu'ils contenaient. L'école et ses usages tombés en désuétude, « baroco » aurait fini par stigmatiser ce formalisme devenu avec le temps un objet de moquerie et, par extension, ce que l'époque jugeait ridicule de préciosité ou de grandiloquence.
Pour les élèves, nous retiendrons de ces hypothèses que le terme était péjoratif quand il s'appliquait aux beaux arts et qu'il fallut attendre le regard esthète d'Heinrich Wölfflin [1] pour lui conférer l'autorité d'un style propre.

[1] Renaissance et Baroque, 1888.

L'espace et la dynamique picturale

La « modernité » du triptyque sera mise en exergue par l'analyse de ses composantes plastiques, iconiques et sémantiques. On retiendra notamment à cette fin :  

- Les trois panneaux qui accueillent trois points de vue autonomes et simultanés sur la scène.

- La séquence visuelle qui s'affranchit de la continuité spatiale de la représentation mais une complémentarité dynamique qui assure l'unité du tableau.

- Les intervalles elliptiques du panorama qui compriment et densifient l'espace pictural, affectant aux hiatus inhérents à l'autonomie des panneaux le rôle d'un ressort dynamique.

- Le volet de gauche qui morcelle l'unité de lieu pour se concentrer sur le groupe des pleureuses confinées dans un espace étroit qui subit le poids de la croix dont il reproduit le mouvement oblique.

- Au dessus, les figures verticales de  Saint Jean et la Vierge qui, par contraste, gagnent un peu plus en hauteur,  en dignité.

- A droite, de direction oblique opposée au volet de gauche : l'armée romaine, un cavalier en tête, qui forme la crête d'un mouvement déferlant. Inclinaison qui pèse un peu plus sur la croix dont elle assure le pivot. Le conflit des directions et des masses avec les deux autres panneaux que provoque ce mouvement vient aussi libérer l'horizon. Percée où cohabitent une lune et un soleil en attente d'éclipse : ces ténèbres qui - selon les textes de la Passion - entoureront la mort du Christ au milieu du jour.

- Au centre, le Christ, soulevé de terre, le regard tourné vers l'au-delà hissé par ses bourreaux dans mouvement de bascule qui s'équilibre entre des tensions contradictoires autour de la diagonale du panneau.

 
A l'occasion de cette analyse, les élèves seront sensibilisés au fait que le drame est inscrit dans la puissance sculpturale des figures, dans la tourmente des postures, dans l'intensité des coloris, dans l'économie des contrastes de lumière et que l'ensemble du dispositif pictural conduit vers ce regard qui achoppe au sommet de la pyramide des corps. Regard qui dirige le spectateur vers l'invisible ailleurs, hors champ auquel il donne aspiration et qui, pour le fidèle, est évocateur de la rédemption.
Au passage, on fera remarquer la curieuse sérénité du visage, rapportée par certains auteurs à une évocation du stoïcisme prôné par les jésuites et rendue d'autant plus manifeste qu'elle se détache de l'effort et du tourment.

Classiques et modernes

Pour mettre en contrepoint une version « classique » de la peinture d'autel, les élèves pourront être invités à comparer le triptyque à un tableau de Philippe de Champaigne ou de Nicolas Poussin, ce qui permettra d'évoquer la fameuse querelle du coloris qui anima le débat artistique en France dans la seconde moitié du dix septième siècle, débat où s'affrontèrent les « poussinistes » et les « rubénistes », autrement dit : les « classiques », partisans du dessin, et les « modernes », partisans du coloris. Opposition à laquelle la modernité partagée de Marcel Duchamp et de Pablo Picasso donnera pour le vingtième siècle une résonance nouvelle.

Le lien avec l'architecture

Modèle d'une peinture ayant pour fin la transmission des messages religieux par son pouvoir de captation et de contamination spirituelle par l'émotion, L'Erection de la Croix se délie difficilement du contexte architectural pour lequel le triptyque a été conçu. Comme beaucoup d'églises, Sainte-Walburge a été transformée au XVIème siècle en vue d'anoblir le cadre du cérémonial des offices. L'autel a été rehaussé d'une vingtaine de marches et agrémenté de fastueuses balustres procurant à la communion un rituel solennel.
Dans cette logique, le triptyque qui se trouvait derrière l'autel et fermait l'espace de la nef devait s'imposer par un format conséquent et une rhétorique formelle spectaculaire suscitant la ferveur. De nombreux auteurs avancent que Rubens aurait calculé l'angle d'élévation de la croix pour qu'elle semble pencher vers l'avant lors de son érection, effet visuel provocateur invitant le fidèle à s'identifier par le ressenti aux bourreaux et à participer à leur effort pour soulever le poids du péché que le Christ porte à la rédemption. Cette empathie avec les bourreaux trouverait donc son contrepoids dans la perspective de la rédemption promise par le rituel de la communion. 

La fonction de la peinture

Le tableau d'autel a valeur de sermon. A défaut de le comprendre, le fidèle est touché, affecté par l'image, son regard devrait s'y trouver emporté, rempli d'émoi, de commisération. Guidé par ses sens, son esprit devrait s'élever de la sphère terrestre à la sphère céleste. Cette fonction édifiante allouée à la peinture permettra d'interroger  les relations entre pratique cultuelle et pratique culturelle, entre l'art et la religion, entre l'art et le pouvoir, entre l'art et l'histoire.
En ayant soin de distinguer ce qui relève de l'artistique, ce qui relève de la fonction de l'art dans la société et ce qui relève de la communication de masse, le dispositif de « présentation », particulièrement spectaculaire ici, pourra être rapproché des dispositifs théâtraux, des mises en scène de l'espace social et politique destinées à recueillir l'adhésion des foules par des artifices donnant aux effets cosmétiques la profondeur d'une vérité.
La publicité, la télévision et le cinéma dont les usages rhétoriques jouent largement sur le potentiel affectif et émotif du spectateur, sur des phénomènes de captation/attraction/répulsion, pourront ainsi venir faire écho au dispositif du retable pour lequel le triptyque était conçu.
De même les installations, les performances qui puisent aux sources archaïques des mythes et jouent sur des effets psychosensoriels, pourront venir donner un prolongement à cette réflexion critique. L'articulation de cette composante culturelle du programme limitatif avec la pratique ne saurait donc se réduire à la stricte déclinaison des formes polyptyques.   

Information(s) pédagogique(s)

Niveau :
Terminale
Type pédagogique :
article
Public visé :
enseignant, élève
Contexte d'usage :
classe
Référence aux programmes :
Pierre Paul Rubens, L'érection de la croix, vers 1610-1611, triptyque, huile sur panneau de bois, panneau central : 460 x 340 cm ; volets latéraux : 460 x 150 cm, Anvers, Cathédrale Notre-Dame.