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Rubens, L'érection de la croix
Comme l'auteur du dossier le souligne, œuvre originale par son sujet, L'Erection de la Croix, annonce l'avènement de la période baroque. Période dont Rubens deviendra l'un des phares comme il fut le héraut des partisans du coloris dans la querelle qui les opposa à ceux du dessin. Mais son œuvre immense ne se réduit pas à l'illustration d'un style ou d'une théorie. Si elle a retenti jusqu'à nous c'est qu'en accomplissant à sa mesure l'idéal artistique de la renaissance, elle anticipait aussi sur la révolution du regard qui émancipera la peinture de sa subordination aux sujets littéraire, biblique ou historique et qui aboutira au sacre de la picturalité.
Le dossier, sans en faire une étude universitaire, fournit des éléments de contexte historique et de réflexion esthétique susceptibles d'éclairer les élèves sur cette dimension annonciatrice de l'œuvre de Rubens. Nous reviendrons ici sur quelques points de réflexion artistique et sémantique et notamment ceux que nous livre l'association des mots « baroque » et « modernité ».
Le Théâtre du monde
Captiver
« Baroque » ?
D'autres érudits s'accordent avec les encyclopédistes pour faire remonter le mot au « baroco » des logiciens de la scolastique. Formule mnémotechnique qui, comme les « barbara », leur servait à classer les syllogismes selon l'alternance des propositions positives et négatives qu'ils contenaient. L'école et ses usages tombés en désuétude, « baroco » aurait fini par stigmatiser ce formalisme devenu avec le temps un objet de moquerie et, par extension, ce que l'époque jugeait ridicule de préciosité ou de grandiloquence.
[1] Renaissance et Baroque, 1888.
L'espace et la dynamique picturale
La « modernité » du triptyque sera mise en exergue par l'analyse de ses composantes plastiques, iconiques et sémantiques. On retiendra notamment à cette fin :
- Les trois panneaux qui accueillent trois points de vue autonomes et simultanés sur la scène.
- La séquence visuelle qui s'affranchit de la continuité spatiale de la représentation mais une complémentarité dynamique qui assure l'unité du tableau.
- Les intervalles elliptiques du panorama qui compriment et densifient l'espace pictural, affectant aux hiatus inhérents à l'autonomie des panneaux le rôle d'un ressort dynamique.
- Le volet de gauche qui morcelle l'unité de lieu pour se concentrer sur le groupe des pleureuses confinées dans un espace étroit qui subit le poids de la croix dont il reproduit le mouvement oblique.
- Au dessus, les figures verticales de Saint Jean et la Vierge qui, par contraste, gagnent un peu plus en hauteur, en dignité.
- A droite, de direction oblique opposée au volet de gauche : l'armée romaine, un cavalier en tête, qui forme la crête d'un mouvement déferlant. Inclinaison qui pèse un peu plus sur la croix dont elle assure le pivot. Le conflit des directions et des masses avec les deux autres panneaux que provoque ce mouvement vient aussi libérer l'horizon. Percée où cohabitent une lune et un soleil en attente d'éclipse : ces ténèbres qui - selon les textes de la Passion - entoureront la mort du Christ au milieu du jour.
- Au centre, le Christ, soulevé de terre, le regard tourné vers l'au-delà hissé par ses bourreaux dans mouvement de bascule qui s'équilibre entre des tensions contradictoires autour de la diagonale du panneau.
A l'occasion de cette analyse, les élèves seront sensibilisés au fait que le drame est inscrit dans la puissance sculpturale des figures, dans la tourmente des postures, dans l'intensité des coloris, dans l'économie des contrastes de lumière et que l'ensemble du dispositif pictural conduit vers ce regard qui achoppe au sommet de la pyramide des corps. Regard qui dirige le spectateur vers l'invisible ailleurs, hors champ auquel il donne aspiration et qui, pour le fidèle, est évocateur de la rédemption.
Au passage, on fera remarquer la curieuse sérénité du visage, rapportée par certains auteurs à une évocation du stoïcisme prôné par les jésuites et rendue d'autant plus manifeste qu'elle se détache de l'effort et du tourment.
Classiques et modernes
Le lien avec l'architecture
Modèle d'une peinture ayant pour fin la transmission des messages religieux par son pouvoir de captation et de contamination spirituelle par l'émotion, L'Erection de la Croix se délie difficilement du contexte architectural pour lequel le triptyque a été conçu. Comme beaucoup d'églises, Sainte-Walburge a été transformée au XVIème siècle en vue d'anoblir le cadre du cérémonial des offices. L'autel a été rehaussé d'une vingtaine de marches et agrémenté de fastueuses balustres procurant à la communion un rituel solennel.
Dans cette logique, le triptyque qui se trouvait derrière l'autel et fermait l'espace de la nef devait s'imposer par un format conséquent et une rhétorique formelle spectaculaire suscitant la ferveur. De nombreux auteurs avancent que Rubens aurait calculé l'angle d'élévation de la croix pour qu'elle semble pencher vers l'avant lors de son érection, effet visuel provocateur invitant le fidèle à s'identifier par le ressenti aux bourreaux et à participer à leur effort pour soulever le poids du péché que le Christ porte à la rédemption. Cette empathie avec les bourreaux trouverait donc son contrepoids dans la perspective de la rédemption promise par le rituel de la communion.
La fonction de la peinture
Le tableau d'autel a valeur de sermon. A défaut de le comprendre, le fidèle est touché, affecté par l'image, son regard devrait s'y trouver emporté, rempli d'émoi, de commisération. Guidé par ses sens, son esprit devrait s'élever de la sphère terrestre à la sphère céleste. Cette fonction édifiante allouée à la peinture permettra d'interroger les relations entre pratique cultuelle et pratique culturelle, entre l'art et la religion, entre l'art et le pouvoir, entre l'art et l'histoire.
En ayant soin de distinguer ce qui relève de l'artistique, ce qui relève de la fonction de l'art dans la société et ce qui relève de la communication de masse, le dispositif de « présentation », particulièrement spectaculaire ici, pourra être rapproché des dispositifs théâtraux, des mises en scène de l'espace social et politique destinées à recueillir l'adhésion des foules par des artifices donnant aux effets cosmétiques la profondeur d'une vérité.
La publicité, la télévision et le cinéma dont les usages rhétoriques jouent largement sur le potentiel affectif et émotif du spectateur, sur des phénomènes de captation/attraction/répulsion, pourront ainsi venir faire écho au dispositif du retable pour lequel le triptyque était conçu.
De même les installations, les performances qui puisent aux sources archaïques des mythes et jouent sur des effets psychosensoriels, pourront venir donner un prolongement à cette réflexion critique. L'articulation de cette composante culturelle du programme limitatif avec la pratique ne saurait donc se réduire à la stricte déclinaison des formes polyptyques.