L'émergence progressive des Langues Vivantes en tant que discipline scolaire en France
Un peu d'histoire...
Les premiers décrets qui introduisent pour la première fois les Langues Vivantes Etrangères (LVE) à titre facultatif dans l'Instruction Publique française datent de la Révolution (1). A la fin du XVIII° siècle, les progrès de l'économie contribuent à l'émergence d'une demande sociale de connaissance pratique des langues modernes. Un décret du 7 ventôse an III (25 février 1795) "portant établissement d'Ecoles Centrales dans toute la république" prévoit en 12° position, juste avant "le professeur de dessin", "un professeur de langues vivantes les plus appropriées aux localités".
Il faut noter en outre que les LVE sont dès le départ liées aux nouvelles sections "modernes" d'enseignement, aux côtés des sciences et des techniques, dans le cadre d'un enseignement à vocation utilitaire, au contraire de l'orientation désintéressée des humanités classiques. Il s'agit de sections sans latin ni grec, plus appropriées "aux besoins des professions commerciales, agricoles, industrielles et manufacturières", où les élèves étudieraient "d'une manière spéciale les sciences et leur application à l'industrie, les langues modernes, la théorie du commerce, le dessin, etc.", peut-on lire en 1829 (2). Après cette ordonnance de Charles X du 26 mars 1829, il faut cependant attendre les instructions officielles de 1890, 1901-1902 et 1908 pour que les LVE commencent à être réellement reconnues.
Cette conception particulière de l'enseignement des LVE, dans un objectif pratique, entre dès le départ en conflit avec l'orientation générale de l'Enseignement secondaire. Même chez les partisans d'une réforme de l'enseignement, on ne peut admettre qu'un enseignement scolaire puisse viser prioritairement l'objectif pratique. Victor Basch écrit en 1892 : "L'enseignement secondaire doit se proposer uniquement de donner une forte instruction générale... doit être dégagé de toute visée professionnelle... Je me demande maintenant pourquoi cette théorie, qui est indiscutée pour toutes les disciplines enseignées dans nos lycées, ne vaudrait pas pour les langues modernes, pourquoi on apprendrait les seules langues modernes, non comme moyen de culture générale, mais comme instrument pratique, comme étude professionnelle..." (3). Il s'agit pour Maurice SACHOT (4) de la plus ancienne citation utilisant le terme de "discipline" comme nous l'entendons aujourd'hui en milieu scolaire, "qui plus est, à propos de l'enseignement des langues modernes".
Ce texte très important affirme donc que les langues modernes ont leur rôle à jouer, aux côtés des autres disciplines et à égalité avec elles, dans la formation des élèves, qui consiste, selon l'instruction générale du 15 juillet 1890 pour l'Enseignement classique, à "donner, par la vertu d'un savoir dont la majeure partie se perdra, une culture qui demeure." (5). Cet aspect désintéressé des études générales est bien évidemment toujours d'actualité, d'autant plus qu'il continue de ne pas aller de soi pour certains décideurs ou pour une partie de l'opinion publique.
Quels maîtres pour quel enseignement ?
Remarquons que le recrutement des premiers maîtres de langue "fut entièrement improvisé, et leur niveau moyen de compétence laissait fortement à désirer" (6). Jusqu'à la fin des années 1860, il s'agit majoritairement de professeurs étrangers qui parlent correctement la langue. Mais, les problèmes de discipline sont très nombreux. Un arrêté du 15 septembre 1829 prévoit d'ailleurs qu'un surveillant "assistera à chaque leçon", car ces maîtres étrangers (ils étaient allemands) étaient souvent l'objet des railleries de leurs élèves, à cause de leur accent en français par exemple.
On reviendra donc assez vite sur le recrutement de ces premiers maîtres de langues "dont plusieurs, avec du mérite, n'ont pas l'art de se faire écouter des élèves et de les maintenir dans l'ordre" (1890) (7). Avec pour conséquence, certes, le recrutement de professeurs de langues modernes formés comme des professeurs de latin et grec, qui vont rester pour un temps très traditionnalistes dans leur méthode d'enseignement.
Les réactions contre l'enseignement utilitaire des LVE ont eu effectivement pour conséquence la très grande longévité de la méthode dite "traditionnelle", autrement dit de "grammaire-traduction" dans le système éducatif français, même lorsqu'on commencera à lui préférer la méthode directe, à partir de 1890, et surtout après 1901. L'écrit (grammaire / thème) restera très présent durant tout le XIX° siècle, notamment parce qu'il suppose un certain effort de la part des élèves, cette notion étant moins décelable dans les activités orales.
S'agissant des enseignants, pour Henri Besse, "la pérennité [...] de la méthode dite traditionnelle ou de grammaire - traduction est sans doute liée au fait qu'elle exige de l'enseignant des savoirs [...] que ne possède pas un simple natif ... Elle garantit donc une certaine professionnalisation des enseignants..." (8).
En 1910, en plein développement de la méthode directe (9), on peut lire dans un compte-rendu anonyme publié dans Les Langues Modernes en mai 1910 : "La méthode directe n'est pas tout à fait la méthode Berlitz... Sans doute ... nous empruntons à cette méthode certains procédés qui ont fait leurs preuves ; mais ... notre ambition est plus haute : [ ... ] faire contribuer [ ... ] notre enseignement à la culture générale de nos élèves..." (10).
Les linguistes ont donc dû faire beaucoup d'efforts pour faire admettre l'existence de leur enseignement comme discipline scolaire de plein exercice. Mais une autre raison que celles évoquées plus haut tient à la nature particulière des LVE et de leur apprentissage : une LVE peut être enseignée / apprise "en dehors de toute institution par son seul usage ... Dès lors, comment reconnaître, au plan universitaire, le statut d'une véritable discipline à cette sorte d'enseignement / apprentissage quand n'importe quel natif peut le mener à bien ?" (11). Les enseignants de langues ont donc dû, pour faire admettre leur compétence, prendre appui sur des méthodes qui pouvaient paradoxalement avoir pour conséquence de gêner l'acquisition et la pratique d'une LVE.
La tâche des professeurs de LVE n'est de toutes façons pas simple, puisque "... dans l'état actuel de nos connaissances, on ne sait pas, de manière précise et prouvée, comment on acquiert réellement une langue, maternelle ou étrangère, dans un cadre naturel ou institutionnel" (12).
Malentendus...
Faut-il s'étonner après avoir lu ce qui précède, du fait que les enseignants de LVE soient encore aujourd'hui à la recherche d'une méthode efficace qui permette d'atteindre tout à la fois des objectifs linguistiques, culturels et cognitifs, après l'abandon de toutes les méthodologies constituées qui se sont succédées ? La dernière en date est la méthodologie audio - visualiste, jugée dépassée depuis les années 80. Les enseignants sont donc aujourd'hui en plein éclectisme (13) méthodologique, face à des élèves de plus en plus divers, et dont les familles projettent à propos des LVE des ambitions que le système ne peut atteindre.
On peut bien sûr comprendre que dans un contexte européen, voire mondial, le développement des techniques de la communication ne soit pas sans conséquences quant à la demande sociale en ce qui concerne les LVE. Mais trop souvent "L'opinion commune s'attend [ ... ] à ce qu'à l'issue de leurs études secondaires nos élèves maîtrisent toujours une, souvent deux, parfois trois langues étrangères [ ... ] à l'image, en somme, de la compétence d'un locuteur natif.". Cette compétence complètement idéalisée étant rarement atteinte, on ne s'étonnera pas des "préjugés sur le don des langues, ou sur l'incapacité des Français à les apprendre ou à les enseigner !" (14). C'est ainsi que perdure le dilemme entre la conception utilitariste de l'enseignement des LVE et la conception issue de la tradition humaniste. Dès lors, l'opinion publique n'en finit pas de (se) demander à quoi sert d'apprendre une langue étrangère... A plus forte raison quand un Ministre - Jack Lang - créant les Sections Européennes leur assigne pour objectif d'atteindre en fin de cursus un niveau de langue proche du bilinguisme ! On peut aussi être très interrogatif à propos des objectifs contradictoires assignés par plusieurs ministres de l'Education Nationale à l'enseignement précoce des langues à l'école primaire depuis quelques années.
Comment clarifier ce débat sur les finalités ?
Rappelons tout d'abord qu'on ne peut "reproduire dans la classe des conditions d'acquisition vraiment naturelles [...] [ parce qu' ] il est vraisemblable qu'un adolescent ou un adulte ne peut acquérir une langue étrangère exactement de la même manière qu'il a acquis sa langue maternelle... pour la simple raison qu'il ne peut répéter les étapes du développement bio-psychologique au travers desquelles cette acquisition s'est faite.". Ensuite le passage à l'écrit ne peut être abordé en profondeur qu'en milieu institutionnel, en fonction des difficultés spécifiques que pose son acquisition. D'autre part, "la classe de langue est précisément une classe ... où l'objet même d'enseignement / apprentissage (la langue étrangère) y est simultanément le moyen par lequel on enseigne et on apprend. Il en résulte que la plupart des énoncés échangés entre les participants du groupe-classe se réfèrent beaucoup moins au monde dans lequel ils vivent, y compris celui de la classe, qu'à la langue même qu'ils enseignent / apprennent." (15).
Enfin, au-delà de ces spécificités, il faut aussi souligner l'éthique qui sous-tend l'enseignement des LVE en France : nous voulons parler de l'éthique laïque, pour laquelle, au même titre que dans toutes les autres disciplines en France, "l'enseignement des langues dans le cadre d'une discipline scolaire a pour finalité non pas de faire un professionnel en langue, un interprète ou un professeur de langue, mais un homme cultivé et libre... [ à travers ] la confrontation avec d'autres espaces, d'autres langues, d'autres cultures, d'autres peuples et d'autres nations." (16).
Améliorer les performances des élèves à communiquer en langue étrangère est un objectif à la mode, et que l'on peut certes assigner au Système Educatif. Encore faut-il que cette communication repose sur des contenus culturels solides, et que cette démarche soit conduite par des professeurs formés à l'enseignement d'une discipline complexe, en présence de classes à l'effectif compatible avec l'ambition annoncée. Une langue vivante est un objet social complexe ; c'est aussi aussi un objet naturel qui préexiste à sa description. N'oublions pas non plus son double statut d'objet (discipline à apprendre) et d'outil (moyen de véhiculer le savoir). Son enseignement ne s'improvise pas.
En guise de conclusion toute provisoire, on peut dire que les LVE restent donc une discipline encore fragile dans les programmes scolaires en France. Depuis leur entrée dans le système éducatif français, elles restent exposées aux attentes contradictoires de l'opinion publique et des milieux institutionnels.
Pascal Lenoir, IUFM des Pays de Loire,
mai 1998, mars-octobre 1999
(1) Pour plus ample information, on consultera : Christian PUREN. 1988. Histoire des méthodologies de l'enseignement des langues. Paris : Nathan CLE International, 444 p., pp. 44-61.
(2) Op. cit., p. 47.
(3) Cité par PUREN, op.cit., p 55.
(4) Maurice SACHOT. 1994. "L'éthique et l'enseignement des langues étrangères en tant que discipline scolaire". Les Langues Modernes n° 3 , pp. 20-21.
(5) PUREN, op. cit., p. 55.
(6) PUREN, op. cit., p. 53.
(7) Op. cit., p. 54.
(8) Henri BESSE. 1986. "Enseignement / apprentissage des langues étrangères et connaissances grammaticales et linguistiques". Les Langues Modernes n° 2, p. 22.
(9)... qu'on peut définir ainsi : celle qui enseigne les langues sans l'intermédiaire d'une autre langue antérieurement acquise. Cette méthodologie suppose le recours quasi systématique à la méthode interrogative en langue cible pendant la conduite du cours.
(10) PUREN, op. cit., p 111.
(11) Henri BESSE, op. cit., p. 21.
(12) Henri BESSE, Rémi PORQUIER. 1991. Grammaires et didactique des langues. Paris : Didier, p. 98.
(13) Pour ce terme et la problématique qu'il sous-tend, voir Christian PUREN. 1994. La didactique des langues étrangères à la croisée des méthodes. Essai sur l'éclectisme. Paris : Didier.
(14) FAVARD Jean, et al. Didactique de l'allemand. 1994. Paris : Nathan, coll. " Pédagogie ", 287 p., p. 8.
(15) BESSE, PORQUIER, op. cit., pp. 91-92.
(16) SACHOT, op. cit., pp. 24-25.