Espace pédagogique

Devenir lecteur, c'est être encouragé

Chercheur, formateur et écrivain, Christian Poslaniec multiplie ses interventions en littérature de jeunesse. Auteur du Plaisir de lire expliqué aux parents, il insiste sur le rôle fondamental de la famille qui, aux côtés de l'école, doit savoir motiver les enfants à la lecture. Voici un extrait de l'entretien qu'il a accordé à Aurélie Julia our la revue Page des libraires en mai 2007.

Aurélie Julia : Vous mettez au point des activités pour que les jeunes deviennent de « vrais » lecteurs. Qu'entendez-vous par-là ?


Christian Poslaniec :

L'expression ne m'appartient pas. Il s'agit d'un titre publié aux éditions Retz en 1989 : Je deviens un vrai lecteur de Georges Rémond et François Richaudeau. Je n'oppose pas un « faux » à un « vrai » lecteur, j'oppose « lecteur » à « liseur ». Liseur, n'est pas un terme que l'on utilise souvent en recherche mais qui existe pourtant. Quelles sont les différences ? Le lecteur est une personne qui sait lire par opposition à l'analphabète. Le liseur lit réellement. Longtemps, ces deux catégories n'ont pas été séparées. Nous étions tous persuadés que lorsqu'on savait lire, on lisait. Et puis il y a eu un traumatisme général : nous nous sommes aperçus que certaines personnes ne lisaient pas de façon fluide et que l'on pouvait avoir appris à lire puis désappris, faute de pratique. Cela s'appelle l'illettrisme. L'illettrisme ne devrait pas être un drame national comme cela a été présenté par les médias. Depuis que l'école est obligatoire, le taux de lettrés ne cesse d'augmenter. Le niveau s'améliore réellement, même si des difficultés se remarquent selon les tranches d'âges. J'étudie à l'heure actuelle la baisse de la lecture chez les adolescents dans le cadre d'une théorie que j'intitule « l'escalier des plaisirs ». Il s'agit en fait de paliers que gravit un lecteur au fur et à mesure qu'il acquiert de nouvelles capacités. A chaque marche correspond la jouissance d'un plaisir particulier. Il y a d'abord la découverte d'une liberté nouvelle, puis d'une lecture suspense, d'une lecture experte... Je compte sept à huit marches depuis le bébé jusqu'à l'âge adulte. Entre l'apprentissage du B-A BA et la lecture courante, il existe une période largement sous-estimée en France que je nomme la période d'automatisation. C'est précisément ici que l'enfant a besoin d'encouragement pour continuer à lire. Les futurs « lecteurs » sont des enfants mal soutenus par les adultes. Les « liseurs », eux, sont des élèves aux parcours jalonnés d'aides parentales, de libraires, de bibliothécaires... Si j'interroge des grands liseurs en CM2, ils me répondent : « Je lisais drôlement bien en CP, puis en CE1 je me suis aperçu que je ne savais plus ». Les exigences du CE1 ne sont pas les mêmes que celles du CP, on ne demande plus alors de déchiffrer les mots mais de lire des phrases et des livres : les efforts à fournir sont décuplés. Parmi les grandes liseuses, il y a les petites filles issues d'une première immigration. Leur famille, non-lectrice en français, manifeste une forte pression pour que leurs filles s'intègrent à la société. Celles-ci ont trouvé la lecture pour y parvenir. Donc même si les parents ne sont pas de bons lecteurs, il suffit d'une connivence entre les familles, l'enfant et l'école. Voici comment se découpe une classe en fin de CM2 : 25% ont franchi la période d'automatisation, 25% sont en train de la franchir et 50% sont des « stagneurs », soit des élèves qui tournent en rond parce qu'ils ne savent pas comment dépasser ce stade. Ils ne fournissent pas les efforts nécessaires et attendent magiquement que les choses se débloquent. Ils sont désabusés et parfois jaloux.

Aurélie Julia : L'apprentissage ne passe-t-il pas par une certaine forme de contrainte ?


Christian Poslaniec :

Vous confondez faire des efforts et contraindre. Si l'on questionne les « stagneurs », la même douleur revient : « On m'oblige à lire ». Qui ? Quelques-uns ont le courage de répondre : « Papa, Maman ». Ces enfants se sentent contraints par la lecture suivie, par des activités obligatoires réalisées en classe mais surtout à la maison. Il n'y a pas d'école pour les parents, or il faudrait les former au métier de parents. Père et mère ont un rôle considérable dans l'apprentissage de la lecture mais personne ne leur explique les enjeux. Personne ne leur fournit de méthode. Nul n'est parfait et l'éducation ne peut pas se le permettre puisqu'il s'agit d'une négociation permanente avec la liberté de celui qui est formé. Les gamins de 3 ans sont enchantés d'aller à l'école. Pourquoi ? Parce qu'ils sont grands, et qui dit grand, dit libre et autonome. Lorsque des enfants n'ont pas de livres chez eux et qu'ils profitent d'une bibliothèque à l'école maternelle, ils découvrent leurs camarades plongés dans des albums. Ils ont envie de partager leurs rires. Ils comprennent que des plaisirs proviennent de la lecture et qu'une partie de la liberté passe par ce biais-là. Il faut trouver les motivations pour que les enfants s'engagent à faire des efforts : lire un programme télé, donner une liste pour faire des courses, être indépendant. Aucune contrainte ici. La contrainte rime avec un manque de savoir-faire. Certains professeurs à qui l'on demande d'attendre les questions des élèves au lieu de dispenser un cours magistral, ont une trouille bleue de l'exercice. Au lieu d'envisager un : « Je ne sais pas, je vais me renseigner », ils préfèrent contraindre et enfermer les enfants dans leur propre savoir. Une contrainte répond toujours au même mécanisme : la peur d'être mis en difficulté par un enfant.

Aurélie Julia : Dans Le Plaisir de lire expliqué aux parents


Christian Poslaniec :

Les parents ont un rôle primordial à tous les niveaux : de la naissance jusqu'à l'émancipation de l'enfant (et même au-delà), ce sont les seuls à s'inscrire dans la continuité. À l'image de la société contemporaine, les lieux qui s'adressent aux enfants sont totalement déstructurés : l'école d'un côté avec ses douze enseignants en sixième, le théâtre de l'autre, le judo un peu plus loin... Seule une présence tutélaire permanente compense ce relatif « désordre ». Autre chose : les parents devraient être les principaux dispensateurs de plaisirs. Ils le font à certains degrés. Prenons un exemple : lorsque l'enfant découvre un mets nouveau, il lance un sempiternel : « J'aime pas ça » ! Deux solutions : sommer de « goûter d'abord », sur un ton autoritaire, ou ruser en déclarant que ce plat nouveau et extraordinaire se déguste très rarement. Il faut éveiller l'intérêt, partager des plaisirs, des parfums, des odeurs, des goûts différents. Le livre commence avec le nourrisson sur les genoux. Pourquoi celui-ci souhaite-t-il entendre dix-huit fois la même histoire ? Parce qu'il n'a pas épuisé l'intérêt du livre et parce que l'écrit lui offre la permanence : alors que tout bouge autour de lui, l'album reste fixe et c'est rassurant. Le professeur Diatkine a largement mis l'accent sur ce point.

Aurélie Julia : Pourquoi est-il indispensable d'établir des liens entre l'école et la famille ?


Christian Poslaniec :

Lorsque famille et école se regardent en chien de faïence, l'enfant ne sait plus vers qui se tourner, il se sent perdu. Dans le domaine de la lecture, cela aboutit à des choses effroyables : certains parents achètent encore des méthodes de 1920 et obligent leurs enfants à 30 minutes de lecture traditionnelle. Les phrases de ces manuels sont surréalistes et non plus aucun sens pour les jeunes. Il faut à tout prix cesser cela. La meilleure méthode pour donner le goût de la lecture ? Une complicité familiale : l'enfant a besoin de ses parents à tous les étages de sa construction, il faut être à son écoute, l'aider sans être intrusifs. Les parents garantissent l'excellence de l'école vis-à-vis de leurs enfants.

Aurélie Julia : Le livre de jeunesse a-t-il le même statut au sein de l'école qu'au sein de la famille ?


Christian Poslaniec :

Le livre de jeunesse est un produit social. Il n'a jamais été conçu pour l'école. Et même si celle-ci s'en est emparée, le risque de voir cette littérature réduite à l'état de simple outil scolaire est quasi nul. Si l'on utilise un livre de jeunesse pour étudier la grammaire, il y a détournement. Aujourd'hui, on ne lit plus un ouvrage en se demandant ce qu'a voulu dire l'auteur, mais en s'interrogeant sur sa réception, sur les rapports lecteur/livre. Il est donc intéressant d'engager des débats interprétatifs pour retrouver l'aspect collectif de la lecture. Depuis trente ou quarante ans, la lecture est décrite comme une activité solitaire. Or c'est tout le contraire : des amis se prêtent des ouvrages, échangent des confidences, des secrets. Il y a une connivence et une convivialité qui devraient se percevoir à l'école comme dans les familles. Une opération se mène depuis trois ans : les « Parrains-bibliothèque ». Des jeunes de sixième, en difficulté de lecture, se voient confier des enfants de 3 ans. Toute l'année, ils vont les côtoyer, leur lire des histoires choisies par un collectif. Il s'agit de les responsabiliser. L'opération menée entre bibliothèque et école pourrait aussi bien être engagée avec un parent. Tout le monde en serait bénéficiaire. Dialoguer, accompagner, se rendre complice, mes trois mots d'ordre !