Pour mettre fin aux incivilités et aux conflits sur la cour de récréation, deux professeurs d'école maternelle construisent patiemment une culture de la médiation et de l'entraide chez leurs jeunes élèves.
15 h 30, dans le couloir de l'école, Loïs, 6 ans, pose sur sa tête une couronne verte, s'équipe d'une pelle en plastique et d'une balayette et enfin, enfile un gant de ménage pour ramasser les papiers, dit-elle avec entrain. Pendant la récréation, elle n'aura de cesse de balayer les gravillons sur le tapis de réception du toboggan "pour que les enfants ne glissent pas". Sans oublier toutefois de se livrer à la confection de quelques "gâteaux de gravillons" avec ses copines. Un peu plus loin, Norah, coiffée d'une couronne orange de "soigneur", réconforte Yasmine qui s'est fait "un peu serrer le cou" avec son écharpe...
Un carrefour de quartierset de cultures
C'est ainsi que se déroulent quotidiennement les récréations à l'école maternelle de La Senelle. Cette école, située en REP (réseau d'éducation prioritaire), se trouve au confluent de quatre quartiers différents : Pommeraies, Pavement, quartier gare et centre-ville. À la sortie de l'école primaire voisine, les élèves peuvent se trouver dispersés sur au moins quatre collèges différents. De même, plusieurs centres de loisirs ou centres sociaux peuvent être considérés comme ceux du secteur de l'école, ce qui ne facilite pas les contacts pérennes. C'est bien un sentiment d'instabilité qui domine (les familles déménagent beaucoup), combiné à l'impression d'être situé sur une zone carrefour qui n'aide pas à construire une identité d'école. Pourtant, des familles sont fidèles à cet établissement qui, il y a quelques années, était considéré comme une école de centre-ville. Sylvie Rossignol-Saaïd, enseignante à La Senelle depuis de nombreuses années, accueille régulièrement en stage des anciens élèves. Le public est très hétérogène, à la fois sur le plan social, culturel et géographique. On y trouve aussi bien des familles des classes moyennes que des familles en grande difficulté sociale ou des familles d'origine étrangère, principalement issues du Maghreb ou d'Afrique noire. Un mélange parfois détonnant, qui a incité l'équipe pédagogique à travailler particulièrement les questions liées à la citoyenneté, à la construction de la posture d'élève et à l'articulation entre l'espace personnel de l'élève et l'espace collectif de l'école. Vivre enharmonie, faire de l'école le lieu du bien-vivre ensemble : ces objectifs passent par la mise en place d'un dispositif inventif et en constante évolution qui prend toute sa dimension sur la cour de récréation, espace de liberté, certes, mais aussi, du fait même du moindre contrôle des adultes et des multiples possibilités de rencontres, choisies ou non, d'apprentissage du vivre ensemble.
Trois brigades en permanencesur la cour
"Pour nous, le terme "brigade" évoque avant tout l'idée d'un groupe affecté à une tâche sur un territoire précis", précisent les deux enseignantes. Trois types de brigades de deux élèves chacune cohabitent à chaque récréation, sur la cour. Le matin, les deux classes de petits-moyens et de moyens-grands doivent participer au dispositif, ce qui porte à douze le nombre d'élèves ayant un rôle précis à jouer pendant cette récréation. C'est en effet à ce moment de la journée qu'il y a le plus d'élèves dans la cour (environ quatre-vingt-cinq élèves fréquentent l'école). Par ailleurs, la récréation du matin se prête mieux, dans la classe, à la gestion de la participation des petits-moyens. Mélina Prod'homme, responsable de ce groupe, explique : "Des élèves de cet âge ont besoin de l'aide de l'enseignant pour décider de leur inscription sur l'une des brigades;">
L'après-midi, les élèves des deux classes s'impliquent spontanément dans le dispositif sur la base du volontariat. Les brigades sont facilement repérées par les autres élèves. Les soigneurs portent une couronne de couleur orange sur la tête, les dépollueurs une verte et les médiateurs en herbe une bleue. Le rôle des soigneurs est de veiller au bien-être physique et moral de leurs camarades. Ils sont amenés à gérer des petits bobos, des petites tristesses, par une écoute attentive et quelques mots de consolation qui, très souvent, suffisent. Au besoin, ils accompagnent leur camarade en difficulté auprès des Atsem. Les dépollueurs ont pour mission de veiller à la propreté de la cour en ramassant, par exemple, les papiers tombés au sol ou en balayant les gravillons présents sur le tapis de réception du toboggan. Enfin, les médiateurs en herbe ont pour rôle de repérer toute situation conflictuelle naissant sur la cour de récréation : dispute, accrochage physique ou verbal, pleurs, cris... Leur mission est d'analyser la situation et de faire à leurscamarades des propositions pour sortir du conflit ou passer à d'autres activités. En cas d'échec ou de situation mettant en cause la sécurité des élèves, ils doivent se reporter vers les adultes présents. Comme nous allons le voir, ce dispositif est rendu possible grâce à une préparation pédagogique des élèves dans chacune des deux classes, au moyen de divers moments ritualisés, de jeux communs, d'analyse de situations à partir de photos, activités toujours reliées aux objectifs de l'école maternelle.
La récréation se préparedans la classe
La dimension collective
Au final, le travail sur ces compétences du vivre ensemble trouve son aboutissement sur la cour de l'école dans la mise en place de ce dispositif des brigades. "S'inscrire dans un projet de citoyenneté par une participation aux brigades" est la compétencequi doit être acquise en fin d'école maternelle à La Senelle. Un moment important et ritualisé vient cimenter l'espace collectif de la vie de l'école. Il s'agit de l'assemblée des enfants, qui se tient tous les vendredis matin. La salle de jeux est aménagée spécialement pour l'occasion avec des chaises et des bancs disposés en U. Y participent les deux classes de Sylvie Rossignol-Saaïd et de Mélina Prod'homme, et parfois aussi, la classe des petits. La séance dure environ trente minutes, après la récréation du matin. L'objectif de cette assemblée est, pour les élèves, de mettre en mots leur expérience de dépollueur, de médiateur en herbe, ou de soigneur. Activité langagière avant tout, il s'agit par exemple de raconter son travail de dépollueur en situant son action dans l'espace de la cour et en employant des locutions langagières adaptées. Au début de l'année scolaire, les enseignantes proposent aux enfants une projection de photographies prises sur la cour et montrant diverses situations plus ou moins conflictuelles. L'assemblée se livre alors à un travail collectif d'analyse et de verbalisation des situations exposées. En cours d'année, le rituel évolue. C'est d'abord un rapport des brigades en activité sur la cour au moment de la précédente récréation qui est fait. Pour intervenir, les élèves prennent le micro, ce qui donne du poids à leur parole et ajoute un côté solennel à chacune des interventions. Les adultes présents aident à structurer l'expression des élèves : "Qu'est-ce que vous avez vu ?", "Alors, qu'est-ce que vous avez fait ?". Puis, un des jeux habituellement pratiqués dans la classe, comme La fleur du bien et la cible du aïe, peut être utilisé afin d'expliciter le recours ou non aux brigades. Le rôle des adultes est toujours d'assurer la sécurité affective et langagière des enfants et d'être le recours pour rappeler la règle. C'est aussi une assemblée citoyenne pendant laquelle les enseignants peuvent présenter des projets touchant à la vie de l'école (carnaval, fête de fin d'année).
Un bilan très positif
Malgré une mise en œuvre lourde, notamment à chaque début d'année, où s'effectue l'essentiel du travail de réflexion et de concertation, les deux enseignantes font de cette organisation de la cour de récréation un bilan extrêmement positif. L'assemblée des enfants a permis de développer une qualité d'écoute et une bonne expression langagière, chez les élèves. La mise en place du dispositif global sur l'école (brigades, assemblée des enfants...) a développé une culture du travail en équipe. "Nous sommes sûres d'avoir les mêmes exigences et les mêmes règles", note Mélina Prod'homme. En plus de ce consensus, le travail langagier et la mise en mots des conflits ont permis de mettre à distance beaucoup de tensions dans l'école. "Les procédures de coopération développées par les élèves sont impressionnantes", ajoute Sylvie Rossignol-Saaïd, "le climat de la récréation est apaisé, nous ne courons plus dans tous les sens et nous faisons moins de déclarations d'accident". Pas question cependant de figer le dispositif : les deux enseignantes, toujours en recherche sur ces questions de médiations, font remarquer qu'il y a un travail à mener sur l'évolution de certaines règles de vie. En effet, une transgression régulière invite fortement à faire évoluer les règles en question. Elles y réfléchissent, ainsi qu'à la mise en place éventuelle d'autres brigades, aidées dans leur réflexion par les ressources proposées par l'association Génération médiateurs 3 ou bien par l'OCCE (Office central de coopération à l'école) et sa revue Animation et Éducation. Le sujet du mémoire que prépare Sylvie Rossignol-Saaïd, qui passe cette année, ainsi que sa collègue, le Cafipemf (certificat d'aptitude aux fonctions d'instituteur et professeur des écoles maître-formateur) est d'ailleurs : "Comment développer la culture de la médiation à l'école maternelle ?".