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Étonnants Voyageurs 2008 : la nouvelle de Camille Hue

Voici la nouvelle écrite par Camille Hue, élève de seconde au lycée David D'Angers (Angers). Cette nouvelle a obtenu le cinquième prix du jury académique.

6 avril 2013



étonnants voyageurs 2008
affiche 2008 du concours d'écriture de nouvelles
C'est pas vrai ! râla un passager, son mobile à la main. Je vais rater ma correspondance à Larena.
C'est juste un contrôle, miaula sa voisine en rajustant l'identi-badge réglementaire sur le col de sa veste. Il faut bien, avec tous ces voyous qui veulent renverser notre Gouvernement !
Des voyous ? Moi je les appelle des héros...grommela un vieil homme d'une voix sourde. Si j'avais quelques années de moins...
-     Pfoui ! cracha la dame. Vous répéteriez ça devant la milice ?
  Le cœur de Chuck s'affola. Il jeta un coup d'œil affolé à la valise posée au-dessus de sa tête, dans l'espace-bagages. Fallait-il l'abandonner avec tout son contenu, sauter du train et courir en direction du petit bois tout proche ? Inutile. Il n'avait aucune chance d'y arriver vivant.
  « Voilà, se dit-il, je suis pris. Il fallait bien que ça arrive... » Qu'allait penser la petite Brit, qui l'attendait à la gare de Larena ? Et Markus ? Et tous les autres ? Sauf miracle, il ne les reverrait plus. Il fouilla dans sa poche à la recherche de son identi-badge. Autant éviter les provocations. Bien qu'il revenait aujourd'hui de très loin, Chuck n'avait rien oublié des méthodes de la milice. D'ailleurs, comment aurait-il pu ? Comment aurait-il pu oublier toute la violence qu'elle représentait ? C'était impossible. Chuck en avait été trop souvent le témoin. Ou la victime.
  D'où il venait, il existait une vraie police, une police qui agissait pour le bien de tous. Qui n'utilisait la violence qu'en cas de force majeure. D'où il venait, le Gouvernement veillait sur la population. Il ne s'en fichait pas comme d'une guigne. D'où il venait, on ne laissait pas mourir les pauvres, de faim, de soif ou de froid. Là-bas, on avait des solutions. Là-bas, on respectait les lois. Là-bas, « Liberté, Egalité, Fraternité » était la devise. Mais tout cela était bien loin désormais. Ici, la foule scandait « Gloire à Théodore IV ! », encadrée par des membres de la milice en armes. Oui, décidément, oui, la France était bien loin. Car ici, il était chez lui, dans son pays. Et ici, c'était un tyran qui faisait les lois. Et ces lois, c'était la milice qui les appliquait. «  Bienvenue à Kitterbay, songea- t-il. »
  Si Chuck comptait bien, cela faisait maintenant presque dix ans que Théodore IV avait pris le pouvoir. Mais il se trompait peut-être. On ne lui avait pas appris à compter. On n'apprenait pas à compter aux pauvres. Ici, on se contentait de leur inculquer les bases : cinq commandements à apprendre par cœur, à s'enfoncer dans le crâne et à répéter sans cesse pour le bon plaisir du Tyran. Cinq commandements qui faisaient de lui l'égal de Dieu.
  -    Tu acclameras Théodore IV. Tu chanteras à sa gloire dans les rues.
  -    Tu obéiras à Théodore IV. Lui seul est ton maître.
Tu obéiras à la milice. Elle est l'incarnation de Théodore IV devant ta maison.
Tu n'agiras que pour le bien de Théodore IV. Tu ne chercheras pas à lui nuire.
Théodore IV est au-dessus de tout-autre. Il a tous les droits, tous les pouvoirs.
Le 6 avril 2013, date de publication de ces commandements, Chuck avait neuf ans. Ce soir là, par la fenêtre de sa chambre, il vit ses parents se joindre à la foule hurlante qui grandissait dans la rue. Et même lorsqu'ils furent trop loin pour ses yeux d'enfant, il resta là, la joue collée contre la vitre froide. Un bruit. Etait-ce la porte d'entrée qui grinçait, annonçant le retour de ses parents ? Etait-ce la maison d'en face, qui s'écroulait, en proie à des flammes dévorantes ? Rien de tout cela. La porte du wagon avait été ouverte. Violemment. Avait laissé la place à un bataillon de la milice qui se déployait à présent dans l'espace confiné du compartiment. Chuck se maudit intérieurement. Ses vieux réflexes de Résistant étaient quelques peu rouillés, depuis son retour de France. Il est vrai qu'il ne s'était pas attendu à voir la milice recroiser si tôt  son chemin. Mais jamais auparavant il n'aurait laissé son esprit vagabonder dans un moment pareil. La liberté qu'il avait éprouvée durant son voyage lui était montée à la tête. Il lui était réellement dur de devoir l'abandonner pour la triste réalité de Kitterbay. De là venait le léger tremblement qui parcourut ses mains lorsqu'il ajusta son identi-bagde sur son pull. De là venait aussi l'affolement le plus complet qu'il ressentit lorsqu'il surprit le regard d'un milicien peser sur lui. « Ne regarde pas la valise, pensa- t-il, ne regarde pas la valise ou tu es mort. » Il s'efforça ainsi de rester en place et de garder son sang-froid. Tout le monde à Larena aurait besoin de cette valise. Les médicaments qu'elle contenait les sauveraient tous. Il y avait là vaccins, anesthésiants, anti-inflammatoires, sérums et autres. Tous à Kitterbay étaient à des prix exorbitants. Parce qu'ici, on ne soignait pas les pauvres ; ils mouraient. C'était pour cela qu'il avait dû partir ; en s'embarquant à Marena, le seul port de Kitterbay, il avait pu rejoindre la France en deux semaines. Il y était resté six mois. Trouver de quoi se loger, de quoi se nourrir. Se rendre à Paris. Là-bas, contacter le correspondant de la Résistance, qui lui remit les médicaments. Se rendre compte que le sort de Kitterbay, petite île perdue dans l'océan Atlantique, était ignoré de tous. Revenir, le cœur plein d'espoir. Et se faire coincer par la milice dans le train reliant Marena à Larena. Enfin, pas tout à fait. Il n'était pas encore pris. Il réussirait sa mission. La petite Brit l'embrasserait et Markus le féliciterait. Il deviendrait un héros.
  Dans le wagon, les passagers étaient silencieux. Dans cette atmosphère tendue, la milice montrait son vrai visage, parfaitement à l'aise. Le visage odieux, abject et méprisable de celui qui se nourrit du malheur des autres. Néanmoins, les soldats semblaient attendre quelque-chose avant de commencer le contrôle. Ou quelqu'un. Qui ne tarda pas. La porte du wagon s'ouvrit de nouveau. Deux hommes entrèrent alors, tandis que les miliciens déjà présents se raidissaient imperceptiblement. Chuck émit un gémissement. Un Général et un Colonel. Il ne pouvait pas plus mal tomber. Ces deux là étaient assurément des proches du Tyran, pour avoir de tels grades. Néanmoins quels curieux personnages ! Chuck n'en avait jamais vu de si près.
Même les extravagances dont il avait été témoin en France( A t'on déjà vu une femme porter un pantalon ?) paraissaient fades à côté. Le Général en présence était un vieil homme, petit et gras du ventre, affublé d'une énorme moustache blanche lui mangeant le visage. Vêtu tout de rouge flamboyant, ses médailles étincelant sur son torse, une épée se balançant négligemment à sa taille, il ressemblait aux vieux chevaliers que Chuck avaient vus dans un livre d'histoire français. Derrière lui, le Colonel était tout son contraire et l'écrasait littéralement de sa présence. Très grand et fin, lui était encore très jeune. Une trentaine d'années peut-être. Contrairement à son supérieur, il était vêtu très simplement d'une tunique blanche sur un pantalon noir moulant. Excepté la mitraillette qui pendait nonchalamment dans son dos et le regard perçant et cruel avec lequel il parcourait le wagon, et surtout les circonstances, Chuck aurait pu croire qu'une rockstar française avait pénétré le train. Ses propres références l'étonnaient. Il employait des mots qui lui étaient inconnus il y a encore six mois. Son séjour l'avait marqué plus qu'il n'aurait su le dire. Il aimait la France. Mais ne pourrait sûrement jamais y retourner s'il ne surmontait pas cette épreuve. Il allait devoir s'en sortir. Une fois de plus. Le général s'effaça devant le colonel, qui prit froidement la parole :
Contrôle du train, veuillez présenter vos identi-badges. Toute résistance est inutile et sera punie.
L'annonce était, elle aussi, inutile. Chaque passager savait déjà à quoi s'en tenir. Les miliciens commencèrent à s'activer. On entendait les signaux sonores indiquant que le contrôle était entamé. Vint le tour de Chuck. Celui-ci présenta son identi-badge au milicien posté devant lui, en priant le ciel qu'aucune sonnerie annonciatrice de malheurs ne résonne. Ce ne fut pas le cas. Le milicien passa à sa voisine. Plus tard, le contrôle prit fin. Aucun coup de feu, aucun cri n'avait retenti. Et, alors que les passagers recommençaient à respirer librement, le Général prit la parole, s'adressant au colonel :
Je ne suis pas satisfait, Davy. Pas satisfait du tout. J'étais venu pour m'amuser, moi. Pas de coupables dans ce train ? Ne me faites pas rire, Davy. Il y a toujours des coupables. N'est-ce pas Davy ? Alors trouver moi un coupable, que je m'amuse !
L'intéressé tiqua nerveusement :
Mon Général, on a contrôlé l'ensemble du train. Il n'y a pas de coupables.
 Vraiment ? Vous m'en voyez désolé, Davy. Mais peut-être ne me suis-je pas montré assez clair ? Ne vous rendez pas coupable, mon petit Davy, coupable d'insubordination. Obéissez simplement aux ordres de votre supérieur. Mais puisque c'est comme ça, mon petit, je vais moi-même trouver ce coupable.
Puis il ajouta pour lui-même :
Il faut bien que je m'amuse, moi !
  Il commença alors à arpenter l'allée centrale, au milieu du silence ambiant. Scrutant minutieusement chaque passager, comme un enfant scrute ses jouets avant de décider avec le quel il va jouer. Un long frisson parcourut l'échine de Chuck lorsqu'il sentit le regard du vieux Général se poser sur lui. Et s'y arrêter, avec le sourire réjoui d'un petit garçon qui vient de recevoir ses étrennes. 
Toi ! Toi, mon garçon ! C'est toi le coupable aujourd'hui ! Ouvres vite ta valise, que je m'amuse !
  La curieuse voix du Général, fluette et acide, résonna étrangement dans la tête de Chuck. Il n'était qu'un jouet. Il se leva lentement, regarda autour de lui, sans rien voir d'autre que le cruel bonhomme et la valise contenant des trésors dont personne ne pourrait jamais profiter. Il la descendit de l'espace bagages. Elle était tellement lourde. Parti de France, elle lui avait semblé remplie d'espoir. Désormais, elle était pleine de poison. Et cela lui serait fatal. Il l'ouvrit, dévoilant son contenu. Il lui sembla voir les yeux du Général briller, trop heureux sans doute que son petit jeu lui ait enfin permis de découvrir un vrai coupable. Oui, Chuck était coupable. Coupable d'avoir voulu rendre le monde meilleur. Néanmoins, ce n'était pas de cela qu'il était accusé. Un milicien le plaqua violemment à terre. Il n'émit pas la moindre résistance. C'était inutile.
Chuck Retiani, vous êtes accusé d'avoir violé les lois dix-neuf...
Dix-neuf. C'était son âge. Chuck n'en entendit pas davantage. Il sombra dans l'inconscience.

Le 6 avril 2013, la petite Brit avait deux mois. Elle était née dans une famille heureuse, et aurait dû mener une vie heureuse. Sa maison était située en face de celle de Chuck, sa chambre en face de celle du petit garçon. Un bruit. Chuck se réveilla en sursaut. Il s'était endormi contre la fenêtre. Elle était brûlante. Et la maison d'en face s'écroulait, en proie à des flammes dévorantes. Le fracas des lourdes pierres sur le pavé résonnait dans sa tête. Il avait horriblement chaud. Il fallait qu'il s'en aille. Mais ses parents ? Il décida de sortir et de les attendre au coin de la rue. Il avait trop peur que sa maison s'effondre à son tour, l'engloutissant dans son ventre de pierre. Arrivé dans la rue, il se trouva soudain cerné par le feu. Impossible de faire demi-tour. Il entendit un cri, un cri de bébé. C'est vrai, n'y avait-il pas un bébé qui vivait dans la maison qui s'était écroulée ? Aveuglé par la lueur des flammes, il se dirigea vers la source du cri, dans l'espoir qu'elle le conduise loin de cette chaleur qui lui brûlait la peau, les yeux. Il voulait sortir. Sortir et boire. Il trébucha sur une pierre. Tomba sur le dos. Des flammes lui léchèrent les pieds. Les cris du bébé cédèrent la place aux siens. Il crut alors entendre une voix, et voir une grande ombre s'avancer vers lui, puis plus rien.
Le lendemain, il s'était réveillé dans un hangar. Ses pieds avaient été bandés. Un tout petit bébé dormait à côté de lui. Il s'avérerait par la suite que le feu avait causé beaucoup de dégât sur ce petit être. Brit serait asthmatique toute sa vie. Leur sauveur se nommait Markus. C'est comme cela que Chuck avait fait la connaissance de ceux qui furent sa nouvelle famille, après ce jour maudit du 6 avril 2013.

Chuck reprit connaissance sur la banquette de cuir d'une cellule. Tout son corps était endolori. Il avait rêvé de sa rencontre avec Markus et la petite Brit. Le désespoir l'assaillit avec plus de force encore. Il ne pourrait pas les aider. La dernière fois qu'il les avait vus, la petite Brit avait eu une crise d'asthme tellement violente que Markus et lui avaient cru qu'ils allaient la perdre. C'était aussi cela qui l'avait décidé à partir. Dans sa valise, il y avait des médicaments qui auraient pu la soulager et même la soigner. Mais cette valise, il ne l'avait plus.
  Quelqu'un entra dans l'obscurité de la cellule. Posa un objet lourd à terre.
Chuck Retiani, vous êtes accusé d'avoir violé...Un certain nombre de lois. J'ai été désigné pour mener à bien votre exécution, qui devrait avoir lieu ce soir même. Mais je ne sui pas là pour ça. Il s'avère que le contenu de votre valise m'a particulièrement, disons, intéressé. Voyez-vous, le soir du 6 avril 2013, enfin, le jour du coup d'Etat de notre bien aimé Théodore IV, un grand incendie a ravagé Larena. Ma fille en a été très gravement affectée. La poussière, la chaleur...Elle est devenue asthmatique.
Chuck crut que son cœur allait cesser de battre. Il avait reconnu le Colonel qui avait procédé à son arrestation dans le train, mais plus intéressant encore était son histoire. C'était la même que celle de Brit. Aussi croyait-il deviner où son interlocuteur voulait en venir. Il prit alors la parole.
Et en regardant de près ma valise, vous vous êtes rendu compte qu'elle contenait ce qui pourrait vous permettre de la guérir. Même si vous avez sûrement les moyens de vous acheter ce genre de médicament, cela vous est impossible. Ils n'existent pas à Kitterbay. Mon Colonel, j'espère que vous vous êtes servi. Mais, s'il vous plaît ! S'il vous plaît, laissez moi partir. Cette valise pour nous aussi représente de l'espoir !
Je ne considère pas que vouloir soigner maladie et misère soit un crime. Aussi es-tu libre, Chuck Retiani. Prends ta valise et va-t'en. La sortie est à droite.
Il quitta les lieux aussitôt ces paroles prononcées. Laissa la porte de la cellule ouverte. Chuck s'empara de la valise posée à terre et sortit. Le Colonel avait déjà disparu. Il aurait pourtant aimé le remercier.
Il regarda l'heure. Midi. Il aurait beaucoup de retard.