Étonnants Voyageurs 2008 : la nouvelle de Joséphine Hubert
Voici la nouvelle écrite par Joséphine Hubert, élève de seconde au lycée David D'Angers (Angers). Cette nouvelle a obtenu le troisième prix du jury académique.
Ils voulaient tout brûler
Il remit son identi-badge bien sur lui, en évidence pour écarter les soupçons. Ne pas le porter pourrait conduire à une amende. Depuis qu'il était au pouvoir, Gugo Korkotachvili avait établi un prix à tout. Un répertoire d'amende avait été dressé. Une infraction au code civil pouvait monter jusqu'à 251.000 Roubles.
Chuck paraissait désemparé, fixant le drapeau fier et flamboyant qui flottait au vent à l'extérieur du train. Rouge et noir, couleur de la famille de Gugo. Puis les autorités avaient décrété que tout ce qui n'était pas obligatoire était interdit. Ainsi, ils leur avaient supprimé toutes leurs libertés.
L'armée du pays fut d'abord reformée et renommée Armée Rouge en 2002. Elle recrutait d'abord sur la base du volontariat mais finalement par conscription. Tous les lieux publics avaient été peu à peu supprimés. Les salles de cinéma et de concerts, les théâtres, avaient été détruits. Le célébre cinéma Puskinsky et le théatre Bolchoï avaient été brûlés sous les yeux ébahis des Biélokistanais. A la place, ils y avaient monté de nouvelles statues représentant leur cher dictateur, accompagnées par l'incontournable et le redoutable drapeau rouge et noir. Même les petites épiciers privés de quartiers avaient dû abandonner leur boutique. « Il faut laisser place aux grandes usines nationalisées » avait annoncé Monsieur le Président. Suite à ces fermetures la nourriture avait été rationnée et la distribution, centralisée. Des files d'attentes qui n'en finissaient plus. Des milliers de personnes n'atteignaient pas le seuil de la porte. Le minorité du peuple qui pouvait se nourrir ne mangeait que le strict minimum. L'Etat pensait que 3 voire 4 tickets suivant leur générosité suffisaient pour survivre. Ils avaient raison. Le peuple était toujours là, bien présent, dévoué à son dictateur, mais il était malade, affamé, affaibli.
Puis ils ont censuré les journaux. Le Aripaëv, le Rustavi et l'Abkhazia Journal, ces énormes entreprises de presse avaient été démolies. « Jugées trop dangereuses pouvant influencer l'opinion publique » avait écrit Gugo au chef des armées, Aleko Bourdjandze.
Et peu à peu, tous les arts furent interdits. Les musées, les salles d'expositions et de ventes avaient été détruits. Hormis les nombreux mémoriaux de ce satané Gugo Korkotachvili. Les peintures, les sculptures, toutes les oeuvres d'art du pays avaient été saccagées. Cette perle rare qu'était La femme du marchand de Boris Koustodiev, ils l'avaient d'abord aspergée d'essence en public. Les couleurs se mélangeaient et dégoulinaient le long de la toile. Puis ils avaient brisé à coup de hache le cadre qui l'entourait. Et enfin, pour finir ce supplice, ce monstre d'Aleko Bourdjandze avait jeté son mégot sur la toile qui s'enflamma aussitôt. Le chef des armées riait sataniquement et ses compagnons chantaient un hymne à Gugo. Le foule était outrée, indignée et choquée.
Mais le saccage du tableau se suffisait pas à assouvir leur soif de violence. Ils s'acharnèrent alors sur la littérature. Maison par maison, ils traquèrent jusqu'au moindre livre et organisèrent de gigantesques autodafés sur chacune des places des villes. Le rituel était toujours le même. Les livres étaient entassés au milieu de la place principale. A la tombée de la nuit, la milice convoquait de force les habitants pour assister au spectacle. Le chef local prenait la parole avant d'imposer à un des citoyens de mettre le feu, en général un notable ou un ancien. Le lendemain, les villageois devaient nettoyer les restes des livres.
- Vous avez mon identité. A quoi cela sert maintenant de vérifier ma valise?
Une dame entra dans le compartiment et sortit Chuck de son cauchemar. Elle était vêtue d'une robe rouge coquelicot descendant jusqu'aux genoux. Une fente sur le côté droit laissait entrevoir sa fine cuisse bronzée, qu'elle avait jolie d'ailleurs. Ses cheveux châtains clairs étaient relevés en un chignon faussement négligé. Quelques bouclettes rebelles apparaissaient sur le côté et faisaient tout son charme.
- Pardon Monsieur, sanglota t-elle en descendant sa valise du pose-bagages, juste au dessus de Chuck.
Il se demanda justement ce que faisait cette valise ici. Mais la milice le sortit rapidement de sa réflexion. La jeune femme ouvrit doucement sa valise sous les ordres de la troupe. Le plus jeune tâta la surface de la valise avec la pointe de son pistolet à la recherche d'une arme. Des vêtements, sûrement ramassés dans une benne à ordure tellement ils étaient délavés et puants, remplissaient la valise. Il y avait même des sous-vêtements dans le même état ce qui provoqua l'hilarité générale de la milice.
- Vous nous cachez des choses ma chère, s'esclaffa le jeunot.
Le senior reprit un peu plus tard: « Vous nous cachez des choses. » en découvrant une pile d'affiches anti-gouvernementales bien dissimulées dans une chemise.
A ce moment là, Chuck se sentit très inquiet. Fallait-il qu'il aille aux toilettes et , comme dans tous les films, qu'il saute par la fenêtre pour s'enfuir dans les bois? Non, c'est idiot. La milice n'était pas dupe. Elle ne le laisserait pas s'échapper avant même de l'avoir vérifié. Il se laisserait emmener comme ils avaient emmené son père, son frère et sa tante. Il partirait dans un camp comme eux. Pas un camp semblable à ceux de la Seconde Guerre Mondiale. Non un camp où ils emploient le peuple pour fixer toute la journée des affiches de propagande, pour monter les milliers de statues inaugurées chaque jour, pour détruire les musées à coup de pierres, pour faire un feu de « joie » dans les bibliothèques de la ville. Cette jeune femme devait y être partie pensa t-il, déprimé.
Sur ce triste dénouement, un contrôleur interpella Chuck.
- Oui, oui voici mes papiers, maugréa-t-il.
Malgré une apparence sereine, son coeur battait la chamade.
« Pourvu qu'il ne la voie pas, pourvu qu'il ne me la demande pas. Mon dieu, MON DIEU! ...»
Il n'eut pas le temps de finir sa prière que l'homme avait déjà levé les yeux. Chuck réagit au quart de tour.
- Emmenez moi, tuez moi mais laissez moi avec mes livres !
Le fourgon était très agréable et bien chauffé. Malgré les menottes il s'y sentait à l'aise. Il était pourtant extrêmement bouleversé et apeuré. Il avait laissé les coordonnées de Brit dans un de ses livres comme marque-page. Si la milice les trouvait, ils ne pourraient pas monter la bibliothèque secrète de leurs rêves. Puis il se mit à rêver de littérature, sa passion depuis toujours. S'il ne s'était pas fait prendre, il aurait pu retrouver Brit et Markus. Ils auraient pu échanger leurs découvertes. Il aurait pu lire, lire et relire la collection de la Pléiade du seizième siècle, retrouvée par Markus.
Les Amours d'Héléne de Pierre de Ronsard, Les Regrets de Joachim du Bellay, Les Oeuvres poétiques de Peletier et les Odes d'Anacréon de Belleau. Markus avait mis tellement de temps à les dénicher mais Chuck ne pourrait pas les découvrir. Et la petite Brit qui attendait à la gare de Larena.
Ils auraient pu admirer, contempler, savourer les trouvailles de Chuck. Il avait dans sa valise de véritables trésors subversifs comme Les fleurs du mal de Baudelaire, Guerre et paix de Tolstoï ou Hamlet de Shakespeare.
Ils avaient envisagé de remonter une bibliothèque avec tout leur nouveau butin.
A l'arrivée au commissariat d'Erevan, on le fouilla à nouveau et on apporta la valise complète au lieutenant de permanence. Puis on l'enferma dans la cellule pour le reste de la nuit qui fut très mouvementée.
- Ja godny ! (1)
Les détenus criaient de toutes leurs forces espèrant qu'on les délivrerait. Ils frappaient les grilles et les portes. Certains crachaient par terre ou parfois ils se battaient entre eux pour un trognon de pomme ou un croûton de pain. Mais rien n'y faisait. Ils étaient toujours dans leur cachot le jour suivant.
Le lendemain matin Chuck fut convoqué dans le bureau du lieutenant, ce qui provoqua un mouvement de protestations chez les autres prisonniers. On parlait dans toutes les langues.
- , . ! ! ! (2)
- Laissez nous s'il vous plaît !
Le lieutenant fit signe au garde de partir. Lorsque le geôlier se fut retiré, le lieutenant regarda Chuck profondément et une larme coula de son oeil. Il tenait dans ses mains Guerre et Paix. Etait-ce lui ou le livre qui l'avait ému ?
- Que se passe-t-il lieutenant? Voulez vous que j'appelle le garde?
- Je vous remercie bien Monsieur Guktskaya. C'est seulement que je.. j'ai examiné votre valise et voyez vous, je suis très ému par l'un de vos recueils car il a été écrit par mon ancêtre.
Il lui montra son badge « Lieutenant Rupert Tolstoï ».
A ce moment là, le lieutenant garda le livre serré contre sa poitrine et regarda le jeune homme. Chuck se leva, reprit le reste de sa valise, traversa la pièce et sortit dehors par la porte de droite.
1)Traduction du polonais: J'ai faim !
2)Traduction du russe: Il vient d'arriver et il repart déjà. Injustice ! Injustice ! Injustice !
Chuck paraissait désemparé, fixant le drapeau fier et flamboyant qui flottait au vent à l'extérieur du train. Rouge et noir, couleur de la famille de Gugo. Puis les autorités avaient décrété que tout ce qui n'était pas obligatoire était interdit. Ainsi, ils leur avaient supprimé toutes leurs libertés.
L'armée du pays fut d'abord reformée et renommée Armée Rouge en 2002. Elle recrutait d'abord sur la base du volontariat mais finalement par conscription. Tous les lieux publics avaient été peu à peu supprimés. Les salles de cinéma et de concerts, les théâtres, avaient été détruits. Le célébre cinéma Puskinsky et le théatre Bolchoï avaient été brûlés sous les yeux ébahis des Biélokistanais. A la place, ils y avaient monté de nouvelles statues représentant leur cher dictateur, accompagnées par l'incontournable et le redoutable drapeau rouge et noir. Même les petites épiciers privés de quartiers avaient dû abandonner leur boutique. « Il faut laisser place aux grandes usines nationalisées » avait annoncé Monsieur le Président. Suite à ces fermetures la nourriture avait été rationnée et la distribution, centralisée. Des files d'attentes qui n'en finissaient plus. Des milliers de personnes n'atteignaient pas le seuil de la porte. Le minorité du peuple qui pouvait se nourrir ne mangeait que le strict minimum. L'Etat pensait que 3 voire 4 tickets suivant leur générosité suffisaient pour survivre. Ils avaient raison. Le peuple était toujours là, bien présent, dévoué à son dictateur, mais il était malade, affamé, affaibli.
Puis ils ont censuré les journaux. Le Aripaëv, le Rustavi et l'Abkhazia Journal, ces énormes entreprises de presse avaient été démolies. « Jugées trop dangereuses pouvant influencer l'opinion publique » avait écrit Gugo au chef des armées, Aleko Bourdjandze.
Et peu à peu, tous les arts furent interdits. Les musées, les salles d'expositions et de ventes avaient été détruits. Hormis les nombreux mémoriaux de ce satané Gugo Korkotachvili. Les peintures, les sculptures, toutes les oeuvres d'art du pays avaient été saccagées. Cette perle rare qu'était La femme du marchand de Boris Koustodiev, ils l'avaient d'abord aspergée d'essence en public. Les couleurs se mélangeaient et dégoulinaient le long de la toile. Puis ils avaient brisé à coup de hache le cadre qui l'entourait. Et enfin, pour finir ce supplice, ce monstre d'Aleko Bourdjandze avait jeté son mégot sur la toile qui s'enflamma aussitôt. Le chef des armées riait sataniquement et ses compagnons chantaient un hymne à Gugo. Le foule était outrée, indignée et choquée.
Mais le saccage du tableau se suffisait pas à assouvir leur soif de violence. Ils s'acharnèrent alors sur la littérature. Maison par maison, ils traquèrent jusqu'au moindre livre et organisèrent de gigantesques autodafés sur chacune des places des villes. Le rituel était toujours le même. Les livres étaient entassés au milieu de la place principale. A la tombée de la nuit, la milice convoquait de force les habitants pour assister au spectacle. Le chef local prenait la parole avant d'imposer à un des citoyens de mettre le feu, en général un notable ou un ancien. Le lendemain, les villageois devaient nettoyer les restes des livres.
- Vous avez mon identité. A quoi cela sert maintenant de vérifier ma valise?
Une dame entra dans le compartiment et sortit Chuck de son cauchemar. Elle était vêtue d'une robe rouge coquelicot descendant jusqu'aux genoux. Une fente sur le côté droit laissait entrevoir sa fine cuisse bronzée, qu'elle avait jolie d'ailleurs. Ses cheveux châtains clairs étaient relevés en un chignon faussement négligé. Quelques bouclettes rebelles apparaissaient sur le côté et faisaient tout son charme.
- Pardon Monsieur, sanglota t-elle en descendant sa valise du pose-bagages, juste au dessus de Chuck.
Il se demanda justement ce que faisait cette valise ici. Mais la milice le sortit rapidement de sa réflexion. La jeune femme ouvrit doucement sa valise sous les ordres de la troupe. Le plus jeune tâta la surface de la valise avec la pointe de son pistolet à la recherche d'une arme. Des vêtements, sûrement ramassés dans une benne à ordure tellement ils étaient délavés et puants, remplissaient la valise. Il y avait même des sous-vêtements dans le même état ce qui provoqua l'hilarité générale de la milice.
- Vous nous cachez des choses ma chère, s'esclaffa le jeunot.
Le senior reprit un peu plus tard: « Vous nous cachez des choses. » en découvrant une pile d'affiches anti-gouvernementales bien dissimulées dans une chemise.
A ce moment là, Chuck se sentit très inquiet. Fallait-il qu'il aille aux toilettes et , comme dans tous les films, qu'il saute par la fenêtre pour s'enfuir dans les bois? Non, c'est idiot. La milice n'était pas dupe. Elle ne le laisserait pas s'échapper avant même de l'avoir vérifié. Il se laisserait emmener comme ils avaient emmené son père, son frère et sa tante. Il partirait dans un camp comme eux. Pas un camp semblable à ceux de la Seconde Guerre Mondiale. Non un camp où ils emploient le peuple pour fixer toute la journée des affiches de propagande, pour monter les milliers de statues inaugurées chaque jour, pour détruire les musées à coup de pierres, pour faire un feu de « joie » dans les bibliothèques de la ville. Cette jeune femme devait y être partie pensa t-il, déprimé.
Sur ce triste dénouement, un contrôleur interpella Chuck.
- Oui, oui voici mes papiers, maugréa-t-il.
Malgré une apparence sereine, son coeur battait la chamade.
« Pourvu qu'il ne la voie pas, pourvu qu'il ne me la demande pas. Mon dieu, MON DIEU! ...»
Il n'eut pas le temps de finir sa prière que l'homme avait déjà levé les yeux. Chuck réagit au quart de tour.
- Emmenez moi, tuez moi mais laissez moi avec mes livres !
Le fourgon était très agréable et bien chauffé. Malgré les menottes il s'y sentait à l'aise. Il était pourtant extrêmement bouleversé et apeuré. Il avait laissé les coordonnées de Brit dans un de ses livres comme marque-page. Si la milice les trouvait, ils ne pourraient pas monter la bibliothèque secrète de leurs rêves. Puis il se mit à rêver de littérature, sa passion depuis toujours. S'il ne s'était pas fait prendre, il aurait pu retrouver Brit et Markus. Ils auraient pu échanger leurs découvertes. Il aurait pu lire, lire et relire la collection de la Pléiade du seizième siècle, retrouvée par Markus.
Les Amours d'Héléne de Pierre de Ronsard, Les Regrets de Joachim du Bellay, Les Oeuvres poétiques de Peletier et les Odes d'Anacréon de Belleau. Markus avait mis tellement de temps à les dénicher mais Chuck ne pourrait pas les découvrir. Et la petite Brit qui attendait à la gare de Larena.
Ils auraient pu admirer, contempler, savourer les trouvailles de Chuck. Il avait dans sa valise de véritables trésors subversifs comme Les fleurs du mal de Baudelaire, Guerre et paix de Tolstoï ou Hamlet de Shakespeare.
Ils avaient envisagé de remonter une bibliothèque avec tout leur nouveau butin.
A l'arrivée au commissariat d'Erevan, on le fouilla à nouveau et on apporta la valise complète au lieutenant de permanence. Puis on l'enferma dans la cellule pour le reste de la nuit qui fut très mouvementée.
- Ja godny ! (1)
Les détenus criaient de toutes leurs forces espèrant qu'on les délivrerait. Ils frappaient les grilles et les portes. Certains crachaient par terre ou parfois ils se battaient entre eux pour un trognon de pomme ou un croûton de pain. Mais rien n'y faisait. Ils étaient toujours dans leur cachot le jour suivant.
Le lendemain matin Chuck fut convoqué dans le bureau du lieutenant, ce qui provoqua un mouvement de protestations chez les autres prisonniers. On parlait dans toutes les langues.
- , . ! ! ! (2)
- Laissez nous s'il vous plaît !
Le lieutenant fit signe au garde de partir. Lorsque le geôlier se fut retiré, le lieutenant regarda Chuck profondément et une larme coula de son oeil. Il tenait dans ses mains Guerre et Paix. Etait-ce lui ou le livre qui l'avait ému ?
- Que se passe-t-il lieutenant? Voulez vous que j'appelle le garde?
- Je vous remercie bien Monsieur Guktskaya. C'est seulement que je.. j'ai examiné votre valise et voyez vous, je suis très ému par l'un de vos recueils car il a été écrit par mon ancêtre.
Il lui montra son badge « Lieutenant Rupert Tolstoï ».
A ce moment là, le lieutenant garda le livre serré contre sa poitrine et regarda le jeune homme. Chuck se leva, reprit le reste de sa valise, traversa la pièce et sortit dehors par la porte de droite.
1)Traduction du polonais: J'ai faim !
2)Traduction du russe: Il vient d'arriver et il repart déjà. Injustice ! Injustice ! Injustice !