Espace pédagogique

Étonnants Voyageurs 2008 : la nouvelle de Quentin Foureau

Voici la nouvelle écrite par Quentin Foureau, élève de seconde au lycée Douannier Rousseau de Laval. Cette nouvelle a obtenu le deuxième prix du jury académique.

J'ai besoin de...ton cœur


En Islande, existait autrefois dans les campagnes une coutume bien établie ">
étonnants voyageurs 2008
affiche 2008 du concours d'écriture de nouvelles
Or une malédiction semblait frapper la ferme du vieux Jon, nichée au fond d'un fjord de la côte ouest, loin de tout. Chaque année, depuis six ans, on retrouvait mort celui qui s'était dévoué. Et c'était chaque fois la même désolation : la table brisée, le repas saccagé, les meubles renversés, la cheminée éteinte et le malheureux couché dans la neige devant la porte, sans vie.
Le brave Jon était tellement affligé qu'au début du septième hiver il prit sa décision. Il réunit tous ses employés et leur dit :
-Cette année je garderais moi-même la maison. C'est la mienne après tout.
C'est alors qu'arriva pour travailler dans la ferme une jeune fille du nom de Lineik. Personne ne la connaissait ni ne savait d'où elle venait. Comme les fêtes approchaient, elle alla trouver le vieux Jon et lui demanda :
-Êtes-vous content de moi ?
-Oui. Tout à fait content.
-Eh bien je resterai à une condition : laissez-moi garder la ferme le soir de Noël.
Le vieux fermier fut, dans un premier temps, fort surpris de la requête de sa jeune servante. Il lui demanda de justifier une telle demande et Lineik répondit, pleine de cette délicieuse   candeur qu'ont les jeunes femmes scandinaves, qu'elle n'avait jamais eu de maître ni de logis aussi bon depuis qu'elle s'était faite bergère. Elle se sentait chez elle pour la première fois depuis bien des années, et souhaitait plus que tout, prouver son amour pour ces terres et l'affection qu'elle portait aux habitants de cette ferme. Le vieux Jon fut profondément touché, autant par ces propos déchirants (depuis la mort de sa femme, personne ne lui avait témoigné une quelconque affection) que par l'émotion visible sur les traits de la jeune fille.
Ainsi, donc, en fut-il : Lineik serait, la nuit de Noël, la gardienne du logis perdu et isolé. Et comme les célébrations approchaient, les murmures dans les environs se faisaient de plus en plus assourdissants au sujet de cette ferme maudite, et de la jeune innocente qui en serait responsable cette nuit de Noël.

Le pâle soleil de décembre s'écrasait lentement derrière les falaises du fjord et, quand le paysage fut sombre et qu'on sonna les cloches de l'église, une immense file mouvante d'hommes et de femmes se glissait sur les sentiers de terre pour rejoindre le bâtiment consacré où l'on donnerait la messe. Car c'était enfin la nuit de Noël. Jon fermait le cortège serein, et comme il marchait, il jeta de furtifs et tristes regards en direction de sa chaumière et dans laquelle il avait laissé seule son adorable employée.
Lineik demeurait assise devant le foyer de cette cheminée, attendant que les fours soient assez chauds pour y faire cuire la dinde. Tout en tricotant les finitions d'un vêtement qu'elle offrirait à son maître dès son retour, elle s'assurait par la fenêtre que le troupeau de mouton restait à sa place et qu'aucun rôdeur ne pointait son nez. Les cloches cessèrent leurs plaintes langoureuses quelques minutes plus tard, lorsque dans la vallée la fraicheur bleutée de la nuit eut laissé place à un vent glacial, hurlant et obscur. La neige commença à chuter en énormes flocons tourbillonnants.
La jeune gardienne s'en rendit compte bien tardivement et jeta un bref regard par la fenêtre espérant y discerner, s'il fut encore possible, l'ombre du bétail dans le pré. Mais l'épaisse buée qu'avaient produite les fours masquait totalement le paysage. Elle s'approcha encore de l'encadrement de la vitre pour l'essuyer, mais ses pas se figèrent à quelques mètres des carreaux. En effet il lui semblait, derrière la couche grisâtre de buée, qu'un corps énorme et opaque se tenait devant la fenêtre car elle ne distinguait plus les lourds flocons qui, peu avant s'y écrasaient. La première idée qu'elle eut fut l'image macabre d'un monstre colossale penché sur la fenêtre, recouvert d'une épaisse fourrure ténébreuse, les yeux pourpres et luisant d'une intelligence morbide, s'agrippant aux poutres des murs à l'aide de ses griffes de fer. Un frisson glacial lui caressa le dos lorsqu'elle imagina la bête chaotique et cauchemardesque pousser un soupir rauque, l'observant depuis l'autre côté de la vitre ; un soupir qui empestait le désir et la faim par la fumée verte et nauséeuse qui suintait de sa gueule brûlante.  
Mais Lineik était, et avait toujours été, une fille rationnelle, qui n'avait jamais eu la faiblesse d'esprit de croire aux superstitions locales. Elle conclut que la solitude dans cette demeure trop vaste pour elle en cette nuit sinistre taquinait son imagination. Si les flocons ne se heurtaient plus à la fenêtre, c'est que le blizzard avait changé de direction. Elle crut cependant entrevoir un rapide mouvement de l'autre côté des carreaux, ce qui la glaça encore plus, mais elle fut soulagée de voir la neige revenir s'y écraser. Sa détente ne fut pas longue car l'angoisse fut à son comble les quelques secondes qui suivirent. Avec les hurlements du vent au dehors, qui parvenaient à ses oreilles et lui figeaient le sang une sorte de vague bruissement, un battement rapide amplifiait en provenance de devant la maison. Il lui semblait qu'elle entendait parfaitement des pas dans la neige, à quelques pieds seulement de la porte d'entrée.
Elle trouva la force phénoménale de se lancer vers la porte pour la verrouiller le plus solidement qu'il soit. Le monstrueux rôdeur et elle l'atteignirent en même temps.
Ce qu'elle vit alors fondre sur elle était le reflet vivant et animé de la damnation, l'image de ce qui était le plus abominable sur terre. La chose était grande, bipède et effroyablement humaine, mais le corps semblait avoir une morphologie canine monstrueuse, que le souvenir interdirait à tout être humain doué d'émotion de décrire. Le tout dans un appareil ténébreux et velu. L'expression du visage de la bête était un rictus rongé par la désolation où, toutes babines retroussées, la créature exhibait ses crocs putrides, et ses yeux illuminaient de cruauté cette face infernale. Pourtant, Lineik reconnut ce monstre comme étant la divinité antique et antédiluvienne de la Scandinavie féodale. Borgoroth, un des nombreux valets de Loki, né de la carcasse décomposée de Baldur, épisode dont les runes ont gardé le secret, mais dont les  païens témoignages ont murmuré l'existence aux hommes.
La seule chose que Lineik distingua avant d'être engouffrée dans la tempête fut le chaotique retournement des meubles de la pièce, que la chose semblait maîtriser par la pensée. La malheureuse disparut enfin dans le blizzard, emportée par le démon vers les sommets des falaises dominants le fjord, vers les collines de l'Est. Le foyer de la cheminée s'éteignit dans un souffle glacial que le vent envoya dans la demeure par la porte grande ouverte sur l'indicible chaos de la pièce que le démon avait produit dans une quête infructueuse.

La tempête s'était assoupie, ne laissant qu'une épaisse brise de vent froid derrière elle, et déjà la foule se massait autour de la porte, comme chaque année, mais personne n'osait entrer dans ce décor de désolation, de peur que l'être coupable de tout cela soit encore tapi dans les recoins sombres de la maison. Malgré cette angoisse, l'assemblée de curieux de retour de la messe grouillait de murmures et de chuchotements affolés. Car l'on n'avait pas trouvé trace de la jeune gardienne, ni morte, comme beaucoup l'attendait, ni vivante comme beaucoup l'espérait. Tandis que la foule croissait dans l'entrée de la demeure, on entendait la voie sourde mais puissante du maître des lieux :
- Qu'on me laisse passer ! Ecartez-vous, sombres idiots, que je puisse constater moi-même les dégâts ! Mais enfin, que tout le monde me laisse entrer chez... chez moi ! Vociférait le vieux Jon, escorté de son valet de chambre et de son cocher. Il se creusa un large chemin dans cette mer de corps en repoussant violement certains d'entre eux. Lorsqu'il fut enfin sur le seuil de son logis, son attitude changea radicalement : il devint profondément inexpressif face à cette sinistre scène qui, récemment encore, avait été son salon.
-Et Lineik ? demanda-t-il au villageois le plus proche de lui. Où est son...sa dépouille, qu'on la protège du froid avant ses funérailles.
-Mon seigneur...je veux dire...enfin, nous avons cherché, croyez-le bien, mais nous n'avons pas retrouvé...
-Je comprends, je comprends...répondit sereinement le vieil homme.
Il prit une profonde inspiration, ce que les villageois prirent pour un soupir de désespoir, puis reprit :
-C'est moi qui ai eu la faiblesse de lui accorder la garde...j'en porterai pleinement la responsabilité. Que tout le monde rentre chez soi, que je remette ma maison en ordre ! Comment ? Oui, seul! Allons, allons, partez ! Puis il s'adressa à ses serviteurs : mes braves, je vous congédie pour la soirée. Demain nous dresserons une stèle à la mémoire de la malheureuse disparue, mais pour le moment, laissez-moi en paix !
Il ne lui fallut pas répéter une autre fois : la fourmilière se dissipa sur le champ, chacun partant de son côté avec sa famille et ses voisins, évoquant une hypothèse à propos du sort de Lineik. Jon se tenait donc là, seul dans le noir. Et quand il ne vit plus la lueur d'une chandelle, il courut à l'intérieur de sa maison, évitant de peu le buffet renversé et la table fendue. Il était, pensait Jon, parfaitement possible que la bête ne se soit pas contentée de ne fouiller que la salle à manger, n'y ayant rien trouvé, comme les années précédentes. Jon galopa maladroitement dans l'escalier, cavala tout au long du couloir de l'étage et s'engouffra dans le minuscule débarras qui lui faisait office de garde-robe. Aucun saccage n'y avait été commis. L'angoisse douteuse qu'il avait ressentie s'apaisa de moitié. Il dégagea d'un geste brusque le tas de linge sale, découvrant ainsi une énorme malle. D'un geste frêle, il ouvrit le couvercle du lourd coffre qui émit un grincement aigu.
Enfin, il put souffler. La coiffe de fine dentelles des femmes de ce pays y était toujours.
« Tant mieux,  je tenais à la lui remettre en mains propres. » pensa l'essoufflé en songeant à l'être cher qu'il verrait bientôt.  
 Tout en reprenant son souffle, il tituba dans le couloir, ouvrit la porte de sa chambre et s'écroula sur son lit en grognant. Il n'eut pas besoin de se glisser sous les couvertures pour s'endormir, tant cette soirée l'avait fatigué.
Au dehors, la lune pleine et blonde éclairait finement ces terres sombres, et toutes traces du blizzard étaient disparues.

L'église ne sonna pas au matin de Noël. Il régnait dans le village un silence de mort que personne n'osait troubler. Des pas retentirent soudain, étouffés par l'épaisse couche de neige, dans la rue principale. Le vieux Jon s'était éveillé tôt pour une tâche importante.
Emmitouflé dans une cape tissée de grosse laine, un bâton de marche dans une main et un sac de toile dans l'autre, il marchait d'un pas assuré vers l'Est, vers les collines. Il avait pris l'habitude depuis six ans de voir quelques personnes préparer les obsèques du gardien décédé la nuit du réveillon. Mais ce matin-là, il était heureux de cette quiétude, car personne ne le surprendrait à partir. Il préférait disparaître sans prévenir afin qu'on ne le regrette pas trop.
Au bout d'une courte marche dans la vallée, il arriva à destination. Dans la pente herbeuse siégeait la tombe de sa défunte bien-aimée, reposant depuis sept ans. Il se figea devant la stèle, le vent dans la face, inspira profondément comme il savait le faire, et s'agenouilla. Il regarda une dernière fois son logis isolé, minuscule vu de cet endroit de la vallée. Il posa l'ancestrale coiffe sur le monument et ferma les yeux. « Je te l'avais gardée cachée, pensa-t-il, toutes ces années il ne l'a jamais retrouvé ». Puis une forme brumeuse et tiède arriva derrière lui. Il la regarda : c'était la fantomatique vision de son amour passé, le spectre de feue Eleonora, son épouse, mais bien plus jeune et avec les yeux de Lineik. Le cœur pur de la jeune fille lui avait servi à revenir en ce monde une dernière fois pour y revoir l'être qui lui était le plus important au monde, et l'emmener avec elle, là où la mort n'est plus une peur, là où ils pourront enfin se faner paisiblement, et où leur amour ne mourra jamais plus. Le vieil homme se redressa et fit face à elle qui, aussitôt, passa ses bras minces et tiède autour de lui. Le baiser qu'elle lui donna fut plus merveilleux que tous ceux qu'elle lui avait donnés de son vivant, le plus long aussi, car il ne cesserait jamais. Les deux corps semblèrent se fondre en un seul, il n'y eut plus un seul espace entre eux, puis Jon devint fait de la même matière brumeuse que sa défunte épouse. Il ressentit un dernier sentiment humain, celui du soulagement de quitter enfin ce monde dans lequel il n'avait plus sa place...peut-être n'avait-il jamais eu sa place, finalement ? Puis tandis que le vent islandais faisait s'évaporer ces deux êtres de brouillard, Jon ne ressentit plus que l'amour, et ce jusqu'à la chute de la dernière étoile de ce monde mourant où tout à sa place, sauf les cœurs purs...
Au sommet de la crête, dans la brume matinale, la statue de granit du démon avait observé la scène. Un autre défunt l'appellerait pour la quête d'un autre cœur vierge. Mais jusque là, il ne pourrait bouger, cloitré dans son corps de pierre comme dans une cage sans barreaux. Une larme glacée de désespoir coula de son œil. Oui, les démons et les monstres aussi peuvent vouloir mourir, mais cela, pouvez-vous seulement le comprendre ?

« Et qu'est-ce qu'un ange, sinon un fantôme travesti ? »
a écrit Stan Rice (1983)

« Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d'un monument construit en marbre noir,
 Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
Qu'un tombeau pluvieux et qu'une fosse creuse ... »
                Charles Baudelaire, « Les Fleurs du Mal »