Espace pédagogique

une nouvelle : Ellipse

Elle n'a rien gardé de sa vie d'avant. Rien sauf la chute.
Le frein ne répond plus. Elle pense: le câble est cassé, c'est bête. Le vélo prend de la vitesse. Elle lance ses deux jambes devant elle, pour se protéger peut-être. Le choc arrive sans qu'elle le voie venir. Le ciel tournoie au-dessus d'elle. C'est fini.
Quand elle se réveille, elle est dans le lit blanc. Elle bouge les jambes, les bras. Elle est intacte. Mais elle ne se souvient plus. Un homme entre dans la chambre. Il s'appelle Jonas.
C'est Jonas qui la met debout. Jonas qui lui tend ses couverts et les guide vers l'assiette. Jonas qui fait couler l'eau de la douche et lui indique les serviettes en coton. Avec lui, elle retrouve les gestes. Les mots. Mais pas les images. Jonas prétend qu'elle est née le jour où elle s'est réveillée. Il lui donne un nom. Elle s'appelle Véra. Jonas l'emmène avec lui dans la ville. Tous les jours, elle s'assied dans la voiture.
- Regarde autour de toi, lui dit Jonas en démarrant. Essaie de te rappeler.
Elle regarde, tout l'étonne, elle ne se souvient de rien. Jonas la conduit depuis un mois. En vain. Et puis elle le voit. Le garçon qui promène un chien. Sans qu'elle s'y attende, les larmes lui viennent aux yeux.

Le véhicule s'arrête sur le bord de la route. Jonas ne dit rien. Il la regarde. Elle sèche ses larmes et, très vite, ils repartent.
Lorsqu'il lui pose enfin la question, Véra jure qu'elle ne comprend pas. Pourtant, tout lui parait différent... Peut-être à cause des larmes qui semblent encore lui brouiller la vue malgré ses yeux désormais secs. La nuit se lève. Véra regarde par la vitre les ruelles sombres succéder aux rais lumineux des grandes avenues. Des carrés jaunâtres se découpent sur les hautes façades grises. Les silhouettes humaines s'y meuvent lentement, étrange théâtre en morceaux, parfois même les images se figent comme dans les vieux comics américains; car Jonas roule vite. Véra l'observe du coin de l'oeil. Son front est barré d'une ride soucieuse, ses yeux fixent la route mais ne la voient pas. Leur bleu tendre s'est assombri dans une couleur d'orage naissant. Elle repense au garçon avec le chien. Elle fronce à son tour les sourcils. Elle ne comprend pas.

Autour d'eux, la circulation est dense. Les véhicules ralentissent à l'approche d'un carrefour. L'ennui, l'agacement, la fatigue se lisent sur les visages des gens. Bientôt ils seront chez eux, dans la maison qu'ils finissent peut-être tout juste de payer, leur maison à eux, dans laquelle ils retrouveront leur femme, leur mari, leurs enfants, ou leur poste de télévision - ou les quatre. Ils salueront leurs voisins qu'ils connaissent plus ou moins bien, tout en pensant que la vieille d'en face ferait mieux de faire piquer son petit Yorkshire hargneux, ils s'échangeront des banalités, un sourire aimable et un bonsoir. Bientôt ils pourront s'asseoir devant un bon repas chaud, raconter à quel point le patron était nerveux aujourd'hui, avec ses paperasses pas remplies, ses contrats pas signés, ses employés trop bien payés, ses ordres trop sèchement donnés, qu'est-ce qu'il leur a pris la tête aujourd'hui. Ils s'affaleront dans le canapé, écouteront vaguement les détails sur les cinq morts du dernier accident routier, demanderont des nouvelles de la famille, des amis, et Sylvie son bébé c'est pour quand ? Ils finiront la soirée la tête dans l'oreiller, à repasser les soucis de la journée, de celles à venir, à se rappeler celles passées, à essayer de penser aux bons souvenirs et d'oublier les mauvais. Ils ne sauront pas qu'à quelques kilomètres de là, une jeune femme, d'une vingtaine d'années peut-être -elle-même ne le sait pas-, se couchera seule dans un hôpital et passera la nuit à tenter de retrouver les siens.

Elle pense à tout ça, Véra, à toutes ces années perdues si elle ne retrouve pas, et pendant qu'elle pense, elle regarde. La ville a entamé une danse nocturne qui perdurera jusqu'aux derniers rayons de lune. Ici les enseignes scintillent, attirant les regards perdus comme autant de papillons autour d'une jolie fleur inféconde; le boulevard est bercé par le flot des hommes et des femmes, le costume classieux frôle la veste miséreuse, la jupe plissée côtoie la robe de gitane, les couleurs se croisent, se touchent et se repoussent dans un ballet diffus. Le désordre semble régulé par le sillon des grandes rues et des lignes de tramways, artères bouillonnantes qui accueillent le flux incessant de la vie citadine. Véra lève les yeux. Une gigantesque toile d'araignée s'étend au-dessus d'eux, articulée par les croisements et les jointures des câbles électriques. Elle se sent soudain comme prise au piège. De la ville, trop immense et trop serrée, mais surtout d'elle-même, de sa propre incapacité à retrouver les images, à retrouver pourquoi. Pourquoi ce garçon, avec ce chien ? Même les murs des hauts immeubles partagent sa douleur: leurs traces grises témoignent de longues coulées de larmes. Ils n'ont pas les mêmes soucis qu'elle. Ils pleurent la pollution, l'air qui devient noir au-dessus de la danse colorée des habitants et de celle lumineuse mais destructrice des véhicules. Véra baisse les yeux. Elle remarque sur le bitume les zones quadrillées, réservées au bus, lui a dit Jonas. Des échiquiers géants, lui semble-t-il, et elle, comme tant d'autres, un simple pion.

Véra se tourne vers Jonas. Elle l'observe silencieusement, comme elle le fait souvent. Elle aime ses traits réguliers. Il n'a jamais dit son âge, mais il porte jeune. Il a pourtant cet on-ne-sait-quoi qui fait dire: "Cet homme-là, il a vécu". Mais qu'a-t-il vécu ? Véra n'en sait rien. Jonas l'emmène tous les jours depuis un mois, et deux heures durant explique, expose, remarque, répond toujours patiemment aux questions de Véra. Jamais il ne parle de lui. Elle ne sait même pas s'il est marié, s'il a une famille. Elle essaie d'imaginer les traits de sa femme, une femme jolie et gaie, blonde et rose, pour contraster avec le brun et le sérieux de son mari. Elle l'imagine rentrant chez lui, l'embrassant. Sans qu'elle s'en doute, son coeur se serre.

Le grand hôpital blanc apparaît à l'angle de la rue. Jonas gare la voiture à l'emplacement habituel, le plus éloigné du bâtiment dans lequel se trouve Véra. Elle pense que c'est pour lui faire prendre l'air encore un peu, pour l'obliger à marcher, elle qui reste trop longtemps enfermée, allongée, parfois assise dans la chambre blanche. Il prend tellement soin d'elle. Quoi de plus normal, pour un infirmier ?
D'ordinaire, il sort toujours en premier. Véra a pris l'habitude d'attendre qu'il soit dehors pour se glisser à son tour dans la fraîcheur du soir. Souvent, il est déjà tout près lorsqu'elle ouvre la portière. Tout juste un mois, dit-il, elle est si jeune encore, il ne faudrait pas qu'elle se brise. Alors il se tient près d'elle, et ils marchent côte à côte jusqu'à la grande porte vitrée dont s'échappe un rai de lumière blanche qui vient guider leurs pas. Depuis le début du mois d'octobre, la nuit est déjà tombée sur les coups de 19h30. Véra profite toujours pleinement de ces instants, les plus précieux peut-être de sa journée. Seulement, ce soir, Jonas ne bouge pas. Véra attend.

Elle ne sait pas combien de temps ils restent ainsi, moteur et phares éteints, sans rien dire, sans se regarder, sans même bouger. Elle a les mains qui tremblent et là encore, elle ne comprend pas pourquoi. Elle ose un regard sur celles de Jonas, l'une sur le volant, l'autre sur son genou. Elles ne tremblent pas.
Jonas lui-même ne comprend pas exactement ce qui est en train de se passer. Il n'a qu'à tendre le bras gauche, maintenant, tirer sur la poignée, se lever. S'il se dépêche, elle ne verra sûrement pas le tremblement de ses mains qu'il crispe sur le volant et sur sa jambe. Ils marcheront vers l'hôpital, comme chaque soir, il l'accompagnera jusqu'à la chambre 308 et lui souhaitera une bonne nuit avant de rentrer chez lui se préparer un bol de pâtes, qu'il mangera seul en survolant son journal quotidien. Il se couchera, seul,  passera quelques heures à chercher le sommeil, puis il abandonnera, laissera traîner ses pensées et finira par sombrer, emporté par la fatigue, dans une nuit sans rêves. Ce qui vaut sans doute mieux depuis que la belle Elie l'a quitté pour un sommeil éternel. Un cancer. Un truc banal, qui arrive à des milliers de gens, qui détruit des milliers d'âmes. Rien qui vaille la peine d'être raconté dans un roman pathétique. Pour la suite, des pages blanches. Sa passion pour l'écriture s'était envolée avec elle, empruntant ses ailes à l'ange qu'elle était devenue. Fin de l'histoire. Du moins, c'est ce qu'il a cru. Jusqu'à ce jour, ce matin du 28 septembre, il y a un mois.

Depuis un an, il ne venait plus à l'hôpital que par nécessité. Le salaire assurait sa survie. Il était venu ce matin-là comme les autres, avec ce regard vide qui attristait tant ses collègues. On lui avait assigné une nouvelle patiente, une fille amnésique d'une vingtaine d'années. Elle venait tout juste de se réveiller de trois mois de coma. On ne savait pas son nom, ça devait commencer par un V étant donné le pendentif autour de son cou. Elle ne se souvenait de rien mis à part la chute de vélo qui l'avait projetée dans cet étrange état qu'on appelle coma, où l'esprit continue sa vie dans un monde à part tandis que le corps demeure immobile, assurant uniquement sa survie. Jonas avait pour mission de l'emmener chaque jour dans la ville pour tenter de raviver ses souvenirs. On espérait qu'elle retrouve bientôt la mémoire car son cas n'était pas désespéré, et lui le moral mais pour son cas les chances de réussite paraissaient beaucoup moins certaines. Et puis il est entré dans la chambre 308.

Le corps amaigri de la jeune fille dessinait sous le drap blanc une courbe fragile mais sûre. Il s'attendait au regard perdu et désemparé de tous les amnésiques. A la place, ce sont deux yeux francs, doux et saisissants à la fois qui l'ont accueilli. Un peu déconcertés, un peu soucieux peut-être. Deux grands yeux noisette qui ont immédiatement réchauffé la pièce froide dans laquelle il venait de pénétrer.

- Vous allez m'aider ? 
- Oui. Je m'appelle Jonas. Bienvenue au monde, Véra. 

Il l'a appelée Véra sans réfléchir. En y repensant quelques jours plus tard, il a simplement trouvé qu'elle portait bien ce nom. C'est un peu lui qui l'a adoptée, alors c'est lui qui l'a nommée. Désormais, tout le monde l'appelle Véra.

Au fil des jours, il a compris qu'il ne vivait plus que pour ces deux heures quotidiennes en compagnie de la jeune amnésique. Son sourire, ses questions, sa manière de réapprendre chaque jour la vie, tout en elle le portait vers un futur dont il avait oublié l'existence. Lorsqu'il expliquait, il redécouvrait lui-même le monde à travers l'écoute attentive de Véra. Elle buvait ses paroles, il se noyait dans son regard. Son regard qui frôlait, touchait, questionnait, avec la vivacité inépuisable de l'enfant et le discernement déjà pointu de l'adulte. Il a recommencé à écrire. Il souhaitait que ces instants ne prennent jamais fin. D'ailleurs, le soir, il se gare le plus loin possible du bâtiment. Pour prolonger un peu ce moment.

C'est pour cela qu'il a pris peur lorsqu'elle a fondu en larmes, tout à l'heure, devant le garçon qui promenait son chien. Il a eu peur qu'elle ne se souvienne. Que tout s'arrête soudain. Et sa peur est restée coincée dans sa gorge. C'est sans doute aussi pour cela qu'il n'ose pas lever le bras.
Véra, à côté de lui, ne bouge pas. Elle attend. Et soudain, il comprend ce qu'elle attend. Alors, dans un geste qui fait de l'instant une éternité, il lui saisit la main. Elle ne tremble plus.

- Jonas, arrête un peu ! Regarde la route ! 

Véra repousse en riant la main de Jonas qui cherche à chatouiller sa hanche. Deux mois se sont écoulés depuis le soir où il s'est enfin décidé à l'embrasser. Deux mois de bonheur intense, deux mois faits pour durer toujours. Il a fallu peu d'insistance de la part de Jonas pour qu'on accepte de la laisser aller vivre chez lui. Il a promis de continuer les deux heures quotidiennes à travers la ville. Ils espèrent encore qu'elle puisse retrouver la mémoire. Ils imaginent les retrouvailles avec sa famille, avec ses parents. Véra est anxieuse parfois, mais Jonas la rassure : si elle retrouve ses souvenirs, elle se rappellera qu'elle les connaît depuis toujours. Ils imaginent la surprise de la voir au bras d'un homme, puis le soulagement en comprenant son bonheur. Ils se prennent à avoir hâte, car enfin leur union deviendrait officielle. Elle lui a demandé s'il l'appellerait de son prénom d'avant, mais pour lui elle sera toujours Véra. Quelque part, cela la rassure.

Jonas la laisse repousser sa main, il rit lui aussi. Le temps que son regard se détache de celle qu'il aime pour revenir à la route, il ne l'a pas vu. Le garçon avec un chien qui traverse la rue. Elle crie, il freine, braque, la voiture percute un bus arrêté sur l'échiquier blanc. La ville se brouille devant elle. La toile des câbles électriques, les hauts murs tristes, les publicités criardes, la danse des jupes rouges et des cravates bleues l'entraînent dans une valse effrénée. Elle perd connaissance.

Elle ouvre les yeux entre quatre murs blancs. Elle se relève d'un coup. Il y a un homme assis à son chevet.

- Qu'est-il arrivé au garçon ? Le garçon que j'ai bousculé, j'ai voulu freiner, le câble était cassé, je voulais m'arrêter, et le chien aussi, ils sont blessés ? Et Victor qui m'attend, je ne peux pas rester ici !

- Véra, calme-toi, c'est moi, Jonas... C'est incroyable... Ta mémoire... ! Tu te rappelles de tout ?

Elle regarde l'homme brun et sérieux à côté d'elle. Elle ne comprend pas.

- Mon nom est Lucy. Je ne crois pas vous connaître, Monsieur, mais si pouviez prévenir mon fiancé, Victor, que je serai en retard à notre rendez-vous ...


Marie Bouchet
Terminale - Lycée Don Bosco
Mayenne