Espace pédagogique

une nouvelle : Les aveugles

Elle n'a rien gardé de sa vie d'avant. Rien sauf la chute.
Le frein ne répond plus. Elle pense:le câble est cassé, c'est bête. Le vélo prend de la vitesse. Elle lance les deux jambes en avant, pour se protéger peut-être. Le choc arrive sans qu'elle le voit venir . Le ciel tournoie au-dessus d'elle. C'est fini.
Quand elle se réveille, elle est dans le lit blanc. Elle bouge les jambes, les bras. Elle est intacte. Mais elle ne se souvient plus. Un homme entre dans sa chambre. Il s'appelle Jonas.
C'est Jonas qui la met debout. Jonas qui lui tend ses couverts et les guident vers l'assiette. Jonas qui fait couler l'eau de la douche et lui indique les serviettes de toilette en coton. Avec lui elle retrouve les gestes. Les mots. Mais pas les images. Jonas prétend qu'elle est née le jour où elle s'est réveillée. fi lui donne un nom. Elle s'appelle Véra. Jonas l'emmène avec lui dans la ville. Tous les jours, elle s'assied dans sa voiture.
- Regarde autour de toi, lui dit Jonas en démarrant. Essaie de te rappeler.
Elle regarde, tout l'étonne, elle ne se souvient de rien. Jonas la conduit depuis un mois. En vain. Et puis elle le voit. Le garçon qui promène un chien. Sans qu'elle s'y attende, les larmes lui viennent aux yeux.

Le temps s'arrête. Pause. Elle prend soudain conscience du monde qui l'entoure, les sons, les images, les odeurs... Les immenses tours qui s'élèvent vers le ciel en clignotant, les baies vitrées qui ouvrent sur une autre histoire, à chaque fois différente, les millions de vies qui s'entremêlent pour en tisser une autre ou en défaire une à peine entreprise, briser les coeurs, en recoller d'autres, construire, démolir et regarder se développer ce qu'on a créé. Les bruits des sonneries de portables, des conversations, des moteurs de voitures et les aboiements des chiens. Le pain qui sort du four, les pots d'échappements, le vent... Tout se croise, tout se complète pour former au final cet immense tohu-bohu insensé. Véra voit, Véra sent, Véra se souvient. Des flashs successifs lui montrant sa vie d'avant lui cachent la vue. Elle est aveuglée pour mieux découvrir. Elle ne peut plus respirer pour mieux sentir. Elle n'entend plus pour mieux comprendre. Le contact ne se fait plus, elle décroche et disparaît dans l'océan noir de la vérité. La terrible vérité. Elle se noie. Elle avale la tristesse comme elle avalerait de l'eau. Elle lui dévore les poumons, emprisonne ses membres, lui fait du mal. Emportée dans la tempête des souvenirs. Et au milieu de cette mer de chagrin, un tourbillon l'aspire et lui montre ce qu'elle a fait, elle, la fautive, la voleuse, la tueuse, la semeuse de larmes. C'est plus horrible que le reste, plus grave. Plus grave. Beaucoup plus grave. Oui, plus grave. Elle veut crie. A la place, elle se réveille. Jonas la regarde. Jonas lui met une claque. Ca soulage. Ca fait du bien. Elle dort.
Quand elle se réveille, elle est dans le lit blanc. Un homme entre dans sa chambre. Il s'appelle Jonas. C'est Jonas qui la met debout, Jonas qui lui tend ses couverts et les guide vers l'assiette. Elle dit qu'elle sait faire, Jonas le lui a déjà appris. Il lui demande de regarder autour d'elle et de lui dire comment elle s'appelle. Maria, pas Véra, pauvre idiot. Jonas la gifle. Ca fait mal. Ca ne soulage pas du tout. Elle dort.
Quand elle se réveille, elle est dans le lit blanc. Jonas entre dans sa chambre. Comment il s'appelle ? Elle le sait, c'est Jonas. Et elle, comment elle s'appelle ? Elle le sait, c'est Maria. Elle n'est pas si bête. Il essaye de la gifler. Elle esquive. Elle n'est pas si bête. Elle lui balance son poing gauche dans la tête. Elle est gauchère, elle le sait, elle n'est pas si bête. Jonas tombe a la renverse. Il heurte le coin d'une table en marbre. Il ne sait pas esquiver, il est décidément très bête. Elle lui donne un bon coup de pied dans les côtes, comme elle faisait au foot, elle dit très fort qu'elle n'est pas si bête. Maria la fautive, la voleuse, la tueuse, la semeuse de larmes: elle est revenue. C'est grave. Elle sème ses propres larmes avant de semer celles de Jonas avec un dernier coup dans le nez. Avant qu'il ne s'endorme, elle lui crache à la figure et rit. Elle le met dans le lit blanc. Le beau lit blanc. Il y a des fleurs rouges. C'est fascinant.
Maria ouvre la fenêtre. C'est le premier étage. Elle saute. Maria est en bas. Sur le trottoir. Perdue, donc libre. Et elle court. Elle ne sait pas vers où, mais elle court. Ses talons. Ils claquent sur le trottoir. Quel beau son. Fascinant. Terrifiant. C'est l'annonciateur des bonnes ou des mauvaises choses. Ca dépend. Stressant. Des souvenirs. Une femme. Elle a l'air triste. Elle a un dossier sous le bras. Il va changer une vie. C'est comme s'il changeait la direction des rails d'un train pour qu'il aille s'encastrer dans un mur. Maria se prend vraiment un mur. Elle tombe. Elle a le nez qui saigne. Dommage. Un si beau nez. En courant, elle est allée très loin. Maintenant les grands batiments de verre sont loin. Il n'y a qu'un panneau: SHANGAÏ. Barré d'une croix rouge. Retour arrière. Un panneau. SHANGAÏ. Sans croix. Les tours de verre. Les bruits de talons sur le trottoir. Une femme. La même. Un dossier. Elle a l'air heureuse. Un appartement. Le lit blanc. Premier étage. Pas de fleurs rouges magnifiques. Jonas. Il la touche. Méchant. Accéléré. Un homme qui promène son chien. Sur la route de Maria. Coup de feu. Fleurs rouges magnifiques. Jonas. Il marche sur le chien. Un vélo. Pas d'antivol. Elle monte. Le frein ne répond plus. Elle pense:le câble est cassé, c'est bête. Le vélo prend de la vitesse. Elle lance les deux jambes devant elle, pour se protéger peut-être. Le choc arrive sans qu'elle le voie venir. Le ciel tournoie au-dessus d'elle. Avance rapide. Jonas. Mort. Le panneau. SHANGAÏ. Qu'il aille se faire voir. Ville maudite. Ah ! L'Espagne. Les plages. Pourquoi est-ce que c'est fini ? Il fait toujours nuit. Le jour ne se lèvera sûrement jamais dans sa tête. Elle est au bord de l'autoroute. Sur le bîtume. Le soleil vient de se lever. Le ciel est pâle, le ciel est séduisant. Des nuages sur lesquels on peut dormir éternellement. Tellement attirant. A en mourir. Mais ce n'est pas le moment. La femme à talons est persuadée qu'elle est encore chez ce mort de pédophile de Jonas. La police n'a surement pas trouvé pourquoi on n'entendait plus parler de ce cher monsieur qui s'occupe d'une jeune femme amnésique. Elle va partir pour l'Espagne alors. A la marche. Une bonne longue marche. Elle n'a jamais été bonne marcheuse. Ses chaussures sont vieilles. Elle n'a pas d'argent. Elle a faim. La vie est si belle. Elle va peut-être rester ici, après tout. Jonas est mort. Il ne la touchera plus. Et si elle demande à la femme aux talons de changer de ville, elle acceptera. Forcément. C'est évident. Peut-être. Pas si sûr. Elle n'acceptera pas. Mince. Mais tout va bien se passer. Elle est grande. Elle sait faire des choses. Pas beaucoup de choses. Presque rien. Elle ne sait rien faire. Et surtout, elle a la volonté de réussir. Elle a du courage. Elle est forte. Après avoir enduré tout ça, elle sait ce qu'elle fait. Elle se rend compte qu'elle parle toute seule. Les automobilistes la regardent. Elle n'est pourtant pas si belle. Elle comprend. Quelqu'un qui parle tout seul sur le bord de l'autoroute. Une poussière. I1s vont avoir des accidents parce qu'elle parle toute seule. Elle sait pleurer. Elle pourrait devenir actrice. Finalement non. Elle a pas envie. Le beau ciel. Les nuages. Elle a envie. Les sirènes. De police. Bien sur. Quoi d'autre? Pas question de se rendre. Une autre fois, pas aujourd'hui. Non, pas aujourd'hui. Sans parler toute seule, elle va créer un accident. Elle se lance sur la voie. La voiture de police pille. Roule. S'écrase. Sur une autre voiture. Explosion. Maria est forte. Elle court vers la ville. Elle entend des cris. Qu'est-ce qu'elle est capable de faire, quand même.
De retour dans la ville. Les ambulances. Elles grillent les feux. C'est pas bien. Maria est un peu fatiguée. Elle n'a décidément pas de chance. Elle arrive devant l'appartement de Jonas. Des policiers. Partout. Partout, partout, partout. Une autre ambulance. Jonas. Fleurs rouges magnifiques. C'est bien fait pour lui. Les bruits des klaxons. Ca fait beaucoup de bruit. Elle a mal aux oreilles. C'est sûrement l'accident de voiture qui bloque la route. Une personne sur l'autoroute, ça peut faire beaucoup de dégâts. Elle s'éloigne un peu des lieux du crime. On pourrait la reconnaître. Elle va s'asseoir sur un banc, un peu plus loin. Elle aime bien les bancs. Un homme s'assoit à côté d'elle. Il promène son chien. Mon dieu. Elle pleure. L'homme la regarde. Il va la reconnaître. Oui, il va la reconnaître. Oh non. Pas ça. Alors elle lui dit bonjour, gentiment. Avec un sourire. Forcé. Ca ne marche pas. L'homme a un peu peur, elle croit. C'est dommage. Il avait l'air assez gentil. Elle s'en va. Et elle revient. Elle lui demande si il peut lui prêter de l'argent parce qu'elle a faim. Il fait non de la tête. Elle redemande, elle pense qu'il n'a pas compris. Il secoue sa tête et dit non fermement. Il se lève avec son chien. Maria n'aime décidément pas beaucoup les promeneurs de chiens. Elle le prend par l'épaule, le retourne vers elle. Elle redemande, sur un ton qu'elle veut menaçant. Ca marche. Il lui donne un peu d'argent. Elle dit qu'il se paye sa tête, elle veut pas du faux. Elle veut de l'euro. Pas ce truc. Elle commence à se demander si il a bien compris ce qu'elle demandait. Elle s'énerve un peu, pas beaucoup. L'homme a vraiment peur cette fois. Il court. Elle court. Plus vite que lui. C'est la faute à son chien qui traîne des pieds. Elle lui flanque une bonne claque. Les gens autour commencent à se poser des questions. Le promeneur lui tend son portefeuille. Pas d'euros. Elle est très bête. Elle est à SHANGAÏ. Pas d'euros. Elle s'excuse et part quand même avec le portefeuille. L'homme se laisse tomber par terre et appelle à l'aide. Quel idiot !
Elle réussit à acheter un sandwich. C'est très bon. Il y a de la salade dedans. Elle aime bien la salade. Il y a un petit bruit derrière elle. Elle se retourne. Un policier braque une arme sur elle. Il y a beaucoup de policiers. Elle n'a même pas entendu les véhicules arriver. Tant pis pour le sandwich. Elle le laisse tomber sur le béton et courre. Elle ne fait que ça: courir. Les policiers tirent. Elle se dit: il ne vont quand même pas me tuer ? Les balles fusent autour d'elle. Elle commence à avoir peur. I1s essayent de la tuer. I1s montent dans leurs voitures, ça va plus vite comme ça. I1s tirent par les fenêtres. Elle cherche de l'aide, elle regarde partout, partout, elle ne voit rien qui puisse la secourir. Quelque chose de brûlant dans son bras gauche. Un petit cri. La douleur. Fleurs rouges magnifiques. Au secours. Elle continue de courir. Elle fonce dans les petites rues, elle ne sait as où elle va, mais elle va quelque part quand même, sans s'arrêter, elle regarde devant elle, bouscule les gens, renverse des vélos, elle ne va pas se faire enlever sa liberté aujourd'hui, mais elle sait qu'elle est déjà prisonnière de sa propre vie. Elle est très forte parce que dans les petites rues les voitures de police n'ont pas la place de rouler alors elles font de grands détours et elle prend de l'avance, peut être que si elle arrive jusqu'à l'aéroport...Quelque chose de brûlant dans sa jambe gauche, la police a tiré de très loin. Un petit cri. Fleurs rouges magnifiques. Au secours. La voilà bien blessée. Elle accélère. Elle se fait mal mais elle accélère quand même. Comme un éclair. Dans les rues où elle va, il n'y a personne, sauf les murs. I1s la regardent souffrir mais ils ne bougent pas, ils ne bougeront jamais, morts. Elle leur demande de l'aide. Mais non, rien, ils s'en fichent d'elle, c'est une fille comme les autres, sans intérêt notable à part qu'elle semble un peu folle. Si seulement ils pouvaient s'imprégner de tout le chagrin du monde, comme une éponge... Si seulement elle pouvait se fondre dans leur masse et réapparaître sur la rue d'à côté... Si seulement... Elle est trop fatiguée. Sur son chemin, il y a des fleurs rouges magnifiques. La police n'est plus là. Elle leur a échappé. Elle s'assoit sur un banc. Appuie son dos sur le mur froid d'un immeuble. Caresse l'interphone.
Pourquoi est-ce que ses parents sont tombés ? En faisant des fleurs rouges magnifiques sur le trottoir ? Avaient-ils pensé à elle ? A ce qu'elle deviendrait après leur mort? Ils auraient dû y penser avant de sauter ensemble du toit de la magnifique résidence espagnole où ils habitaient. Et cette maudite femme à talons qui n'avait pas été fichue de l'envoyer ailleurs que chez un pédophile, à l'autre bout du monde, dans une ville immense qui ne la comprenait pas, une ville où les habitants sont indifférents aux gens qui souffrent, une ville indifférente aux gens qui souffrent. Elle se noyait dedans. Pourquoi Jonas le méchant avait-il voulu lui changer sa vie à elle après son accident de vélo ? Pour lui faire croire que la vie est rose, pour se l'approprier ? Elle ne sait pas. La folle, ce n'est pas elle, elle, elle s'est égarée dans un asile de fous, tous plus fous les uns que les autres qui ne savent protéger ni eux ni personne d'autre. Elle, au moins, elle sait ce qu'elle fait. Eux, ils agissent à l'aveuglette. Et ils se prennent les murs en pleine face.
Ses parents, Jonas, la femme à talons, les policiers, prêts à tuer une jeune fille parce qu'elle sait faire attention à elle. N'importe quoi.
Elle ne peut plus bouger. Les sirènes se rapprochent. Elle pleure. Elle ferme les yeux. Elle pense:mon coeur lâche, c'est bête. Il prend de la vitesse. Cette fois, elle ne cherche pas à se protéger. Dans sa tête, ses pensées tournoient. Elles s'emmêlent. C'est fini. Maria est un mur.
Les policiers arrivent. Elle est là, sur le banc, au fond de l'impasse. Ils essayent de se persuader que ce ne sont pas eux qui l'ont tuée. C'est trop horrible. ils appellent les ambulances, ils tentent de la ranimer, le coeur ne bat pas, ils ont peur. Elle était encore mineure. A peine seize ans. Plus de parents. Et ils l'ont tuée. Pauvres cons.


Paul Boucheton
4ème - Collège Victor Hugo
Nantes