Espace pédagogique

une nouvelle : Vertige

Elle n'a rien gardé de sa vie d'avant. Rien sauf la chute.
Le frein ne répond plus. Elle pense : le câble est cassé, c'est bête. Le vélo prend de la vitesse. Elle lance les deux jambes devant elle, pour se protéger peut-être. Le choc arrive sans qu'elle le voie venir. Le ciel tournoie au-dessus d'elle. C'est fini.
Quand elle se réveille, elle est dans le lit blanc. Elle bouge les jambes, les bras. Elle est intacte. Mais elle ne se souvient plus. Un homme entre dans sa chambre. Il s'appelle Jonas. C'est Jonas qui la met debout. Jonas qui lui tend ses couverts et les guide vers l'assiette. Jonas qui fait couler l'eau de la douche et lui indique les serviettes de toilette en coton. Avec lui, elle retrouve les gestes. Les mots. Mais pas les images. Jonas prétend qu'elle est née le jour où elle s'est réveillée. Il lui donne un nom. Elle s'appelle Véra. Jonas l'emmène avec lui dans la ville. Tous les jours, elle s'assied dans sa voiture.
- Regarde autour de toi, lui dit Jonas en démarrant. Essaie de te rappeler.
Elle regarde, tout l'étonne, elle ne se souvient de rien. Jonas la conduit depuis un mois. En vain. Et puis elle le voit. Le garçon qui promène un chien. Sans qu'elle s'y attende, les larmes lui viennent aux yeux.

- Non mais hé attends ! Arrête-toi !
Non elle n'a pas rêvé, c'est bien elle qui a crié, hurlé même ! Jonas pile au milieu de la rue.
- Oui quoi ? Tu as vu quelque chose ??
Trop tard, Véra ouvre la portière, saute de la voiture. Elle court, court, après ce garçon, ce visage, elle ne voit plus que lui... Elle a le visage trempé mais elle s'en fiche elle ne pense plus qu'à une chose.
- Mademoiselle, hé mademoiselle !? Ca va pas, qu'est ce qui vous prend !! Mademoiselle, ho, faites gaffe !
Mais elle ne les voit pas tous ces gens sans nom, la mémé qu'elle a bousculée, les pigeons qui s'envolent sur son passage, le postier qu'elle a renversé. Il y a trop de gens, trop de visages...
- Merde, laissez moi passer !
Cri de désespoir lancé au milieu de la foule. C'est malin maintenant tout le monde la regarde. Elle s'en fiche elle continue de courir, elle ne sait même plus après quoi. Après sa mémoire perdue sûrement, oui ça doit être ça. Peut être. Et ce mec c'est qui d'abord, hein, et merde ! Elle s'est cognée contre un banc qu'elle n'avait pas vu. La douleur. Tiens, celle là elle aurait préféré ne pas s'en rappeler. Et puis elle y reste sur ce foutu banc, autant qu'il serve à quelque chose. Jonas la rejoint, essoufflé. Il ouvre son parapluie, c'est vrai qu'il pleut.
- Allez viens reste pas là Véra, tu vas attraper la crève.
- Alors, qu'est ce qui s'est passé ?
Une fois revenus dans la voiture, impossible d'y échapper.
- J'en sais rien, j'ai vu ce garçon, avec son chien, ça m'a rendue toute bizarre. Comme si...
comme si...
Elle voit bien qu'il attend un miracle le Jonas, qu'elle lui dise « ça y est je me souviens, ce garçon c'était mon petit ami ou mon voisin de pallier, avant... » Ou un truc dans le genre, c'est pour ça qu'il fait ce boulot, Jonas pour les miracles... Mais non, elle est désolée pour lui, ce ne sera pas pour cette fois... C'est bien plus simple que cela ; il lui semble que ce garçon ne lui est pas étranger. Voilà. C'est tout. Et pourtant pour Véra c'est déjà beaucoup, un choc même. L'image de ce garçon, elle ne l'oubliera pas, elle la garde précieusement, dans un coin de sa mémoire toute neuve...
Jonas a décidé de l'emmener se promener sans la voiture maintenant. Il dit qu'elle est prête. A chaque sortie, ils vont dans un lieu différent. Véra observe, pose des milliers de questions. Elle voit, entend, sent, touche, et enregistre une multitude de détails, de couleurs et de sons...

Ce qu'elle préfère ce sont les sorties au parc. Elle aime s'asseoir au bord de la fontaine. La fraîcheur de l'eau dans son dos. Un coin de calme au coeur de la ville bruyante où tout va trop vite. Les gens sont toujours pressés. Elle n'a même pas le temps de les regarder. Ici, elle trouve fraîcheur et verdure, au milieu d'impressionnantes et disgracieuses constructions en béton.
Là, elle les observe à loisir. Les habitués du parc.
Et puis elle aime bien entendre le gravier crisser sous ses chaussures. Des fois, elle se met pieds nus, pour sentir les cailloux pointus s'enfoncer dans sa chair.
Elle pense : il y a tant de choses que j'aimerais faire.
Elle voudrait écouter le son de la rue, sentir l'odeur de la pisse de chien et celle des feuilles qui tombent. Et surtout, croiser le regard des inconnus, connaître leurs sourires ou déchiffrer leurs mines contrariées. Et aussi... toucher ce tailleur impeccable de femme d'affaires, goûter ces bijoux étincelants, écouter toujours le bruissement des tissus, les doux, les rêches, les propres, les chauds, les sales, les confortables... Tout découvrir. Tout apprendre.

Respirer de la colle et plonger sa main dans le bac à sable du parc, crier sous la pluie et prendre des coups de soleil, manger des framboises jusqu'à l'écoeurement, essayer la crème miracle de la pub, se coucher sur l'asphalte, caresser l'étalage du supermarché, aller chez le dentiste, paresser sur le bord d'une fenêtre, écouter les bruits de l'autoroute, voir la mer, avoir terriblement froid, manger un pamplemousse, des oignons crus, ...

Envie de tout connaître, tout savoir, faire comme si de rien n'était, pouvoir se promener dans la rue sans être constamment étonnée, effrayée ou attirée. Tout essayer jusqu'à l'épuisement, la crise de nerfs.
L'envie. Toujours cette envie insatisfaite et cruelle.
Des mois ont passé depuis l'incident. Maintenant Véra habite toute seule dans un appartement qui donne sur une petite rue tranquille. Tous les jours, Jonas vient la voir. II lui apprend tout. Ils se promènent aussi, ils parcourent la ville dans ses moindres recoins, se perdent dans les ruelles sombres et dans la foule des grandes avenues. Véra fait souvent des pauses. Elle a à nouveau le cerveau rempli, mais il lui faut le temps d'assimiler, de classer et trier les milliers d'informations qu'elle reçoit chaque jour. Parfois la tête lui tourne, et des douleurs violentes lui viennent dans le crâne. Elle se construit une mémoire. Mais elle n'a pas retrouvé sa vie d'avant. Selon les médecins, elle aurait environ 27 ans. 27 ans de perdus, elle pense, 27 ans qui n'existent pas.

Il lui manque tant de choses.

Un jour elle est sortie sans Jonas, elle se promène au hasard des rues, elle va là où ses pieds la portent. Elle s'achète une gaufre et renverse du sucre glace partout. Elle rit même toute seule, le nez collé à la vitrine d'un grand magasin, en voyant une grosse dame, boudinée dans une robe affreuse, donner des sucreries à son caniche... Elle se trouve d'humeur joyeuse.

Et puis elle le voit. Lui. Le garçon qui promenait son chien, l'autre fois. Sans son chien. Arrêt sur image. Il l'aide à se relever. Ah oui... elle était tombée, l'émotion sans doute. Non, elle avait juste trébuché sur le trottoir. Elle ressent un certain trouble en croisant son regard. Et son sourire... Elle pense : pourvu qu'il me connaisse !
- Salut!
-  Bonjour. On se connaît ?
- Je ne crois pas. Vous vous appelez... ?
- Véra. Enfin c'est ce qu'on m'a dit.
Il a du prendre ça pour une plaisanterie parce qu'il a ri. Ils continuent à discuter puis il l'invite à prendre un verre. Elle dit d'accord. Elle a le temps.

C'est venu comme ça. Presque au hasard ou peut être pas. Non... finalement non. Cette information si judicieuse ne peut pas être venue comme ça, comme une simple coïncidence au détour d'une conversation banale, sortie de la bouche du garçon au chien, celui là même qui l'avait fait pleurer sous la pluie, qui est là, sans son chien, assis en face d'elle, la fille sans histoire. Elle le regarde avec insistance, dans l'attente d'un je-ne-sais-quoi, ce garçon, qui a un nom maintenant. Stanislas. Berk. Elle ne lui a pas dit pour son petit problème de mémoire défaillante. Bon. Tant pis, plus tard. Il est donc là, au dessus de son verre de Perrier, elle se demande quel goût ça peut bien avoir. Et,... non cette information quelconque qui ne l'est pas du tout pour Véra, ne peut pas être le fruit du hasard...

Ils sont assis à côté de la fenêtre. Un oiseau se pose sur le rebord. Elle à l'impression qu'il la regarde.
- Il paraît, ouais, que si tu frôles la mort de près, tu vois toute ta vie défiler devant toi... Enfin, je dis ça moi ! Mais j'irai pas vérifier ! On verra ça le moment venu, il dit ça en riant, sans penser une seconde, que la fille en face de lui, qui approuve et sourit, est plus heureuse qu'elle ne la jamais été depuis son réveil.

L'oiseau s'envole.

Ils se quittent. Il lui laisse son numéro. Elle promet de l'appeler.
Il est tard. Les lumières de la ville l'agressent et lui donnent le vertige. Véra entre dans un bar. Déjà, elle étouffe. Liquide ambré qui lui tourne la tête. Whisky. Odeur entêtante. Fumée qui pique les yeux. Elle étouffe... Vite, sortir avant de tomber. Se précipite dans la rue, court jusqu'à son immeuble. Elle évite l'ascenseur, et monte les escaliers le plus vite qu'elle peut.

Arrivée sur la terrasse, elle respire une bouffée d'air frais. Enfin.
Elle n'était jamais montée jusqu'ici. On voit toute la ville. D'ici les lumières sont moins aveuglantes. Elle pense : c'est beau.
Elle s'assoit sur la rambarde en métal rouillée, le vertige est grisant.
A côté d'elle se pose un oiseau. Elle a l'impression qu'il la regarde « Il paraît que tu vois toute ta vie défiler devant toi... »
Les paroles de Stanislas lui reviennent en mémoire, ses jambes se balancent au dessus de la ville illuminée.
Elle saute.
Mais elle ne voit que les pavés de la rue qui se rapprochent beaucoup trop vite...
Et les lumières de la ville qui dansent sans elle.

Fanny Galerand
1ère - Lycée Pierre Mendès-France
La Roche-sur-Yon