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L'art après le grand art, Jean-Claude Pinson

Que le grand art (ce que du moins on a appelé ainsi) soit désormais pour nous une chose du passé ne signifie pas que toute grandeur soit impossible à l'art d'aujourd'hui, comme voudrait le faire croire la suspicion d'insignifiance qui si souvent accable. C'est plutôt la grandeur de l'art qu'il faut s'employer à redéfinir et repenser.

Compte rendu


Merci, Jean-Claude Pinson, pour cette belle méditation, à la fois vivante et érudite.

Vous commencez par évoquer deux massifs (la statue du commandeur de l'art du passé et l'actuelle industrie culturelle de masse) mais aussi deux types de discours (archéomaniaque et néomaniaque) qui rendent difficile aujourd'hui de parler de « grand art », difficulté redoublée par l'absence de recul historique, la diversité des formes esthétiques actuelles et la perte de l'horizon de la postérité.

Mais, d'un point de vue historique, vous illustrez quand même le grand art (la peinture ou la tragédie classiques notamment) comme celui dont le contenu touche à la condition humaine et la forme vise à la grandeur, et dont la destination est à la fois éthique et politique (comme y insiste Schiller notamment).

Faut-il alors dire, avec Valéry, que l'art contemporain souffre de désintellectualisation ou bien, avec Nietzsche, d'hyperintellectualisation ? En tous cas, il semble bien manquer à la fois d'un grand peuple et de toute destination spirituelle et surtout divine (comme Hegel le pensait et Steiner, aujourd'hui, le regrette). Ce diagnostic est renforcé par Heidegger selon qui le grand art n'est plus possible du fait que notre époque est décadente pour cause d'oubli de l'Être (ce qui constitue un tournant destinal).

Mais vous vous écartez de cette interprétation métaphysique lourde pour vous tourner vers une explication plus politique, en référence à Tocqueville pour qui le principe démocratique égalisateur ou parataxique destitue toute possibilité d'identifier quelque grandeur que ce soit, ce à quoi Baudelaire se montre tout particulièrement sensible en voyant chez Delacroix une figure aristocratique résiduelle et chez Manet le premier déconstructeur du grand art inaugurant le processus de désartification qui caractérise l'art contemporain, au profit d'une grandeur qui serait immanente et ne s'en remettrait plus qu'au topos de la nouveauté.

Mais le problème devient alors de trouver ou donner quelque grandeur à la prose du monde, qui n'est plus ordonnée à quelque téléologie qui la sublimerait. Vous faites alors référence à la mort comme objet, ou plutôt occasion d'une telle resublimation (comme chez Beckett), ou encore au chaosmos (comme chez Léopardi), ainsi qu'aux lointains intérieurs (comme chez Michaux).

Mais si l'on veut vraiment relever le défi d'une grandeur pour tous, voire par tous, il faut prendre acte de ce qu'un sens commun esthétique est aujourd'hui à l'œuvre dans la pratique démocratique de l'art, qui ne relèverait pas d'un hobby utilitariste mais d'un souci de se réinventer soi-même en une sorte de démocratisation du principe aristocratique pour se donner une grandeur qui serait sienne (comme y appelle Deleuze, après Nietzsche et Emerson), en faisant ainsi émerger un tiers-état artistique. Mais vous vous posez finalement la question de savoir comment on peut faire cohabiter cette grandeur anthropologique avec la grandeur réellement artistique.     
   

Eléments du débat


Le propos central du conférencier ayant consisté à se demander si « après le grand art » du passé toute grandeur était désormais inaccessible à l'art et à établir en quel sens la grandeur de l'art est encore possible aujourd'hui, la première intervention, substantielle, commence par saluer l'érudition de l'exposé puis propose de déplacer l'objet du débat vers la question de l'essence même de l'art pour demander si et en quoi l'art lui-même est une grande chose, question qui ne trouve tout son sens qu'à partir de Hegel puisqu'elle présuppose que l'art se soit autonomisé à l'égard des autres activités humaines (au XVIIIè siècle) et comparaisse en tant que tel devant le tribunal d'une raison qui le mesure à l'aune du déploiement de l'Idée dans l'histoire des hommes. Acceptant ce déplacement essentialiste de la question, tout en se demandant quand même si n'est pas nécessaire la référence existentielle au passé mais aussi au monde que vise l'art (dont la spécificité n'est pas d'être auto-télique ou auto-référentiel, comme en témoigne le retour de la tradition narrative dans la littérature contemporaine), le conférencier tient que la grandeur de l'art est essentiellement anthropologique puisqu'elle est à chercher dans l'auto-dépassement de soi par l'homme qui y œuvre.

Mais une deuxième question demande si l'art est bien le seul moyen d'un tel auto-dépassement alors qu'il relève souvent d'un simple jeu, voire d'un divertissement, ce qui serait susceptible de lui faire perdre toute spécificité. Le conférencier convient alors qu'une telle détermination de l'art comme auto-dépassement de soi déplace l'essentiel de l'art de l'œuvre elle-même vers la pratique artistique, voire l'artiste lui-même, jusqu'à l'esthétisation de toute activité humaine puisque tout peut alors « faire art » en témoignant d'une mise en forme : l'art ne perd-il pas ainsi en compréhension ce qu'il gagne en extension ? Une telle conception anthropologique et extensive de l'art ne pouvant que rencontrer la politique, une nouvelle intervention demande quel peut en être le sens politique véritable : s'agit-il d'une micropolitique par laquelle quiconque s'essaye à la mise en forme tâche au moins de reprendre en main sa propre vie, ou bien d'une macropolitique selon laquelle le « tiers état artistique » évoqué par l'exposé serait susceptible de refonder le vivre-ensemble de la communauté ? La question de la signification de l'esthétisation de l'existence contemporaine se radicalise encore : plutôt que d'être politique, l'esthétisation de sa propre vie par chacun ne serait-elle pas pré-politique, voire anti-politique, en ce qu'elle semble plus susceptible de redoubler l'individualisme que d'œuvrer à la refondation de la vie collective, l'expression quasi spontanée de soi paraissant bien éloignée de toute reconstruction symbolique de la loi commune, qui nécessite le souci de significations partagées. Le conférencier convient alors volontiers qu'une telle esthétisation s'effectue le plus souvent à l'écart de toute vie politique mais il tient qu'une refondation du politique qui voudrait faire l'économie de la reprise en charge de chacun par lui-même ne pourrait être effective ni surtout émancipatrice en ce que la pratique artistique est susceptible de soustraire les individus à la tutelle du pouvoir.

Ressurgit finalement la question de l'essence même de l'art dont ces considérations politiques peuvent sembler nous éloigner. Ne peut-on y inclure une certaine référence à l'utile, comme dans la pratique des Compagnons du Tour de France, qui échappe à la médiocrité de nos temps désenchantés ? Le conférencier en convient tout en soulignant le danger du kitsch qui menace les arts « appliqués » ou encore « populaires ». Ne faut-il pas, à l'inverse, revenir au caractère exceptionnel du véritable artiste et de son œuvre pour contrer la vulgate démocratique selon laquelle « tout se vaut » et sortir d'un tel nihilisme complaisant ? Enfin, l'art n'est-il pas grand quand il n'est pas que lui-même et qu'il s'inquiète et témoigne de ce qui fait le plus propre de l'homme comme « animal métaphysique » qui s'interroge sur sa condition, comme finit par le souligner Jean-Claude Pinson en compagnie de ses interlocuteurs ? La question finale de son exposé en ressort alors redoublée : comment faire cohabiter la grandeur anthropologique avec une grandeur réellement artistique ?

Rédacteur (de la synthèse) : Joël Gaubert


L'auteur


Jean-Claude Pinson


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IDDN
auteurs :
Joël Gaubert
contributeurs :
Editions Cécile Defaut, Société Nantaise de Philosophie

Information(s) pédagogique(s)

Niveau :
Terminale, enseignement supérieur, classes préparatoires
Type pédagogique :
connaissances, leçon
Public visé :
enseignant, élève, étudiant
Contexte d'usage :
non précisé
Référence aux programmes :
La perception, La culture, Le langage, L'art, Le travail et la technique, La raison et le réel, L'interprétation, La matière et l'esprit

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