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aux frontières de la sensibilité, l'intuition bergsonienne du temps, Alain PANERO
S'il y a un philosophe qui semble avoir réhabilité autant que faire se peut la sensibilité sous toutes ses formes, c'est bien Henri Bergson (1859-1941). Dès sa thèse de doctorat, en 1889, il attire notre attention sur une foule de phénomènes concrets auxquels, de concept en concept, et de système en système, nous étions devenus insensibles. En 1911, dans ses conférences d'Oxford, l'auteur de La Pensée et le mouvant nous promet même, semblant enfreindre en cela toutes les règles des métaphysiques antérieures, un élargissement de notre intuition sensible qui ne se fasse pas pour autant intuition de l'intelligible. En deçà de la contemplation des essences d'un Platon mais au-delà du simple jugement réfléchissant d'un Kant qui ne nous renseigne que sur nous-mêmes, il y aurait ainsi place, au moins de façon programmatique, pour une perception en quelque sorte plus-que-sensible qui aurait pour nom : perception du changement ou du mouvant.

Aux frontières de la sensibilité, l'intuition bergsonienne du temps, Alain PANERO
Merci, Monsieur Panero, de votre propos à la fois savant et vivant.
Vous nous prévenez, d'entrée, de la difficulté de l'exploration de la sensibilité, qui est souvent sacrifiée soit à l'Être métaphysique soit à l'étant physiologique, difficulté que pourtant la nouvelle philosophie qu'élabore Bergson est en mesure de résoudre, notamment en renouvelant complètement la notion de temps, que le philosophe tâche de soustraire à la fois à la métaphysique et à la science, la durée qualitative et mouvante échappant aussi bien à l'Idée qu'au concept, qui ne relèvent que de schématisations abstraites.
Mais comment un tel oubli de la durée, qui est oubli de l'Être véritable ici, a-t-il été possible demandez-vous alors, sinon sous le coup de l'urgence de l'action courante ou même de l'opération savante, qui visent à spatialiser ce qui ne relève que de la temporalité pure, qu'il faut tâcher de saisir dans sa fluidité même ? Quelle métamorphose de la sensibilité découle-t-elle alors de cette approche nouvelle du temps comme pure durée ?
C'est d'abord le mode d'être de la sensation (dans Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889) qui se trouve rendu à l'hétérogénéité et à la mobilité de la durabilité, dont la temporalité elle-même n'est qu'une dimension déjà abstraite, ce qui à l'époque rendait caducs les termes mêmes de l'opposition entre idéalisme et matérialisme. Mais alors comment dire au moyen d'un langage toujours déjà spatialisant ce mode d'être ineffable et incommunicable de la durée, de laquelle aussi bien le temps vécu que le temps conçu nous séparent, tout se passant comme si aucune sensibilité commune n'était possible, et même comme si le sujet lui-même ne pouvait s'en saisir, ni donc se saisir lui-même, par la médiation de la sensation ni du sentiment ?
Le second moment historique de cette nouvelle pensée de la durée, et donc de la sensibilité, ne semble pas répondre à cette question, en ce qu'il insiste plus encore (notamment dans Matière et mémoire, 1896) sur la séparation de l'être profondément mouvant de la durée et de la conscience toujours déjà spatialisante de la re-présentation que nous en avons ou nous nous en faisons, ce qui fait que la sensibilité elle-même n'est pas celle d'un sujet, et remet en cause l'intersubjectivité en même temps que la subjectivité elle-même. C'est alors du fond d'une photosensibilité anonyme et universelle que l'émergence du corps propre, de la sensibilité individuelle et de notre représentation du monde et des autres, est engendrée par les nécessités de l'adaptation vitale, cette différentiation progressive et infinie constituant comme une communication de la sensibilité avec elle-même, rendant ainsi possible la communication intersubjective qui en émane. C'est de cette façon que Bergson sauve l'idée d'une sensibilité humaine et même mondaine universelle, ce qui lève le spectre de l'incommunicabilité des sensations, mais au prix d'une certaine indétermination, qui peut être considérée comme dommageable, entre l'homme, l'animal et le monde.
En un dernier temps, et en référence au grand œuvre de L'évolution créatrice (1907), vous insistez sur les trois formes de sensibilité que l'on trouve chez Bergson : la torpeur végétale et l'instinct animal sont déjà de l'ordre de la photosensibilité, alors que la conscience humaine, liée au schématisme utilitariste qui est notre condition d'homme, consiste en notre sensibilité commune qui n'est alors rien d'autre que l'intelligence, dont le sujet n'est encore que l'espèce, comme dans la première source de la morale et de la religion. C'est bien plus tard, dites-vous (en 1932, dans Les deux sources de la morale et de la religion), que Bergson se demandera si une quatrième voie adaptative est possible, qui ouvrirait une nouvelle dimension de la subjectivité susceptible de briser le cercle étroit de la condition humaine pour l'agrandir à l'expérience d'une éternité de vie, d'amour ou encore de Dieu, ce qui ne se pourrait que chez de rares génies, mystiques notamment, ouvrant et œuvrant à une vie spirituelle inépuisable, comme chez l'Être suprême des métaphysiques antiques et classiques, ce qui demeure pourtant difficile à penser dans le cadre de la philosophie de Bergson si l'on se souvient de la stricte démarcation initiale de ses intuitions de la durée d'avec toutes les hypostases.
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